Photographie

La photographie américaine histoire d’une hégémonie

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 21 octobre 2024 - 2644 mots

Le public français aime la photographie nord-américaine, comme en témoigne le succès des rétrospectives de Richard Avedon, Annie Leibovitz ou Diane Arbus. D’où provient cet engouement ? Il faut remonter aux années d’après-guerre pour voir se dessiner un système d’influences, d’enseignements mais aussi de fascination qui mènera à l’hégémonie de cette production outre-Atlantique au XXe siècle.

Le constat est sans appel : d’une année sur l’autre, la scène photographique nord-américaine, en particulier celle des États-Unis, est très bien représentée à Paris. Actuellement, on peut voir Tina Barney (née en 1945) au Jeu de paume, Barbara Crane (1928-2019) au Centre Pompidou, Bayeté Ross Smith (né en 1976) au Musée Eugène-Delacroix (pour le festival Photo Saint Germain) et Raymond Meeks (né en 1963) à la Fondation Henri Cartier-Bresson où la monographie de Stephen Shore (né en 1947) a été exposée cet été. En région, les expositions sont moins nombreuses. On note cependant Stephen Shames (né en 1947) au Centre de la photographie de Mougins durant l’été et Bayeté Ross Smith, cet hiver. Paris Photo nourrit aussi cette appétence. Grand événement de l’automne, la foire parisienne qui réintègre la nef du Grand Palais après quatre années passées dans sa version éphémère, sur le Champs-de-Mars, célèbre deux anniversaires en lien avec la photographie américaine. Pour le centenaire du surréalisme, une carte blanche a été donnée à Jim Jamusch (né en 1953) avec pour point d’orgue, son dernier projet autour de quatre films de Man Ray [lire encadré]. Autre anniversaire, le photographe américain Robert Frank (1924-2019) aurait lui aussi eu 100 ans cette année. La galerie new-yorkaise Pace lui consacre ainsi un solo show tandis que Thomas Zander (Cologne) explore son influence sur les générations suivantes et que Steidl, l’éditeur de ses livres, propose une version bibliographique de son travail.

Succès des expositions à Paris

Si Paris Photo offre un beau panorama – bien que dispersé – des photographes américains de toutes générations, les galeries parisiennes spécialisées en photo font, tout au long de l’année, un travail remarquable, en particulier Miranda (10e), Polka (3e), Les Douches (10e), Sit Down (3e) ou la galerie Rouge (4e). Les grandes Fondations exposent aussi de grands noms. La rétrospective de Cindy Sherman (née en 1954) récemment présentée à la Fondation Louis Vuitton a été la première exposition photo de l’institution parisienne tandis que les rétrospectives d’Annie Leibovitz (née en 1949), Diane Arbus (1923-1971), ou « Lee Friedlander vu par Joel Coen », programmées à Luma Arles, ont été réalisées à partir des acquisitions de la Fondation Luma de Maja Hoffmann. Enfin, Irving Penn (1917-2009) a été le premier photographe historique à entrer dans la Pinault Collection.L’intérêt pour la photographie américaine en France n’occulte pas les autres nationalités. En témoigne la visibilité régulièrement donnée aux photographes anglais, allemands et japonais, ou plus récemment à ceux de la scène africaine ou sud-américaine. Pour autant, la photographie américaine conserve les faveurs du public, surtout lorsqu’il s’agit des photographes les plus connus. Le Jeu de paume a ainsi enregistré ses plus fortes fréquentations avec Diane Arbus, Richard Avedon (1923-2004), et Garry Winogrand (1928-1984). Aux Rencontres d’Arles, cet été, Mary Ellen Mark (1940-2015) ou Diane Arbus l’an dernier chez Luma Arles, ont également connu un vif succès.

Une Amérique fantasmée

Pourquoi un tel engouement ? La photographie américaine n’est pas meilleure qu’une autre. Elle a des spécificités liées à son territoire et à son contexte socio-économique, politique, culturel et artistique. C’est justement « cet écosystème qui explique cet engouement », souligne Héloïse Conesa, conservatrice pour la photographie contemporaine au département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale de France (BNF). « Le cinéma, la musique, la littérature ont participé à la construction d’un imaginaire fascinant des États-Unis. Cet imaginaire des paysages américains, les road movies ont contribué à façonner le regard des photographes français tels que Bernard Plossu (né en 1945), Raymond Depardon (né en 1942) avec ses “Correspondances new-yorkaises”, ou plus récemment Jean-Christophe Béchet (né en 1964). Cet imaginaire existe toujours même si les jeunes photographes évoluent dans une ère beaucoup plus mondialisée et avec des référents photographiques plus diversifiés aujourd’hui. Il y a quelque chose de très générationnel. »

Influence des photographes américains

Dans les années 1970-1980, les photographes français qui ont œuvré pour faire reconnaître la photographie comme art ont regardé vers les États-Unis. Lorsqu’en 1970, le photographe Lucien Clergue (1934-2014) crée les Rencontres d’Arles avec l’historien Jean-Maurice Rouquette et l’écrivain Michel Tournier, il est accompagné d’une poignée de photographes et de Jean-Claude Lemagny, conservateur à la BNF. Pour les fondateurs du festival, il s’agissait de « sortir de l’isolement, de confronter les points de vue, de découvrir d’autres travaux », rappelle l’historienne de la photographie, Françoise Denoyelle, dans l’ouvrage sur l’histoire du festival (2019, éd. La Martinière). Edward Weston (1886-1958) et Gjon Mili (1904-1984) sont les premiers photographes américains à être exposés dans les musées de la ville au côté de Denis Brihat (né en 1928), Jean-Philippe Charbonnier (1921-2004) et Jean-Pierre Sudre (1921-1997). Suivent Imogen Cunningham (1883-1976), Judy Dater (née en 1941), Ansel Adams (1902-1984), William Eugene Smith (1918-1978), Walter Chappell (1925-2000), Eva Rubinstein (née en 1933), Robert Frank et Leonard Freed (1929-2006). Expositions, projections gratuites et workshops : Arles a réuni tout un petit monde qui prenait plaisir à échanger, à débattre. « Le festival faisait son miel de Ralph Gibson (né en 1939), Charles Harbutt (1935-2015), Mary Ellen Mark ou Lee Friedlander (né en 1934), jeunes photographes alors », se souvient Gilles Mora que les années d’enseignement du français en Louisiane au début des années 1970 ont plongé dans l’effervescence de la photographie américaine, avant qu’il n’en devienne un des plus grands spécialistes. Durant ces années, « j’ai découvert Walker Evans (1903-1975), Ralph Eugene Meatyard (1925-1972) et Robert Frank qui deviendra un ami », précise-t-il. À la fin du XXe siècle, d’autres « passeurs » se succèdent et créent une dynamique autour de cette influence américaine. Le conservateur Jean-Claude Lemagny dote la BNF d’une collection de photographies américaines sans équivalent en France. Le photographe Alain Desvergnes (1931-2020) qui a passé quelques années outre-Atlantique oriente l’enseignement de la prestigieuse École nationale supérieure de la photographie d’Arles qu’il cofonde en 1982 et dirige pendant seize ans. Cette école comble alors un manque : la photographie comme discipline n’a intégré, en France, l’enseignement supérieur que très tardivement, alors qu’aux États-Unis elle est enseignée dans les écoles d’art dès les années 1930-1940.

Le rôle des musées et des écoles d’art

Le fait que les États-Unis aient été les précurseurs en matière de diffusion et de soutien à la photographie constitue un autre paramètre déterminant de l’influence de la scène américaine en France. « Très tôt, dès Alfred Stieglitz (1864-1946) dans les années 1910, il y a eu un réseau de d’expositions, de magazines, de galeries, de bourses importantes octroyées par des Fondations, de livres d’histoire de la photographie et d’enseignement », relate Julie Jones, conservatrice au Cabinet de la Photographie du Centre Pompidou. De plus, le Museum of Modern Art de New York a été, dès 1940, le premier musée d’art au monde à créer un département consacré à la photographie. L’Institute of Design de Chicago, dont les premiers professeurs de photo furent Harry Callahan (1912-1999) et Aaron Siskind (1903-1991), a joué aussi un rôle pionnier dans l’enseignement de la photographie et sa défense en tant qu’art. Cette école a formé de nombre de photographes comme le rappellent actuellement les expositions de Barbara Crane au Centre Pompidou et de Yasuhiro Ishimoto (1921-2012) au Bal. « Il y a une culture de la photographie au cours de ces décennies d’après-guerre aux États-Unis, que l’on n’a pas à la même époque en France. Un enseignement et une culture où des photographes européens, fuyant le nazisme ont joué d’ailleurs un rôle important dans la formation du regard », relève Julie Jones.

La puissance du marché américain

Que le marché de la photographie soit né aux États-Unis et qu’il demeure le marché de référence a également compté, et il continue à jouer un rôle important dans la diffusion de la scène artistique américaine. Longtemps les galeries américaines ont été prescriptrices et elles le sont encore. La première foire photo a été créée à New York en 1979 par l’Association of International Photography Art Dealers (AIPAD), plus précisément par les galeristes membres de cette association. La création de Paris Photo par Rik Gadella en 1997 a bénéficié du soutien des galeristes et des marchands d’outre-Atlantique au premier rang desquels Harry Lunn et l’année suivante de galeristes tels qu’Howard Greenberg présent encore aujourd’hui. « On reste très marqué par notre éducation par les Américains, et aussi par les Allemands », reconnaît Quentin Bajac, directeur, depuis 2018, du Jeu de paume qui, après avoir dirigé le département photo du Centre Pompidou, a été à la tête de celui du Museum of Modern Art (MoMA) à New York. L’exposition de Tina Barney qu’il signe actuellement, après celle de Peter Ujar (1934-1987) ou des chefs-d’œuvre photographiques du MoMA, ont un lien direct avec sa période new-yorkaise et aux relations qu’il a tissées aux États-Unis. « Après la génération des années 1950-1970 exposée au Jeu de paume, j’ai envie de faire découvrir celle des années 1970-1990. Tina Barney est une photographe peu connue du grand public en France alors qu’elle est très appréciée par ses pairs aux États-Unis. » La programmation de la Fondation Cartier-Bresson, menée par Clément Chéroux, directeur depuis 2020, affiche cette influence américaine. Ce dernier appartient à la même génération que Quentin Bajac dont il fut le collègue au département de la photographie du Centre Pompidou. Lui aussi a séjourné aux États-Unis pour diriger successivement le département photo du Museum of Modern Art de San Francisco (SFMOMA), puis du MoMA à New York après le départ de Quentin Bajac. Une nouvelle période de l’histoire de la photo américaine a tout pour être montrée en France. Il ne restera plus qu’à écrire celle du XXIe siècle.

À Paris, la photo nationale en manque de visibilité

En 2021, le Comité de liaison et d’action pour la photographie (CLAP) publiait le rapport commandé à la journaliste Ericka Weidmann sur la visibilité de la photographie française au sein des différentes institutions, centres d’art et événements culturels de l’Hexagone. Intitulé « Vive la photographie française ! », ce rapport remis au ministère de la Culture comptabilisait le nombre de photographes historiques ou contemporains exposés de 2015 à 2020, en incluant l’année de fermeture des lieux culturels pour cause de crise sanitaire. Il apparaissait que les institutions parisiennes prescriptrices dans la photo (Jeu de paume, Maison européenne de la photographie – MEP – et Le Bal) privilégiaient largement la création internationale alors que les plus petites structures d’Île-de-France ou en régions offraient une meilleure visibilité à la création d’artistes français ou vivant en France. La part des photographes français s’établissait ainsi à 28,3 % au Jeu de paume, 38,1 % au Bal et 46 % au Centre Pompidou contre 71,9 % au Centre de photographie Île-de-France à Pontault-Combault (77), 72,5 % au CACP de Niort (79) et 78,9 % au Centre photographique Marseille (13). Avec 100 % de photographes issus de la scène française, la Bibliothèque nationale de France faisait exception durant cette période. Trois ans plus tard, la situation n’a guère évolué : faute d’être mise en avant par des institutions prescriptrices, les structures internationales et les galeries de poids sur le marché de la photo, ou de l’art contemporain, ne sont pas incitées à s’intéresser à la scène française. Si la monographie de Bertille Bak au Jeu de paume au printemps dernier et celle de Thomas Mailaender à la MEP cet été – première grande exposition d’un artiste français, programmée par Simon Backer depuis sa nomination à la direction de l’établissement en 2018 – ont relevé un peu cette visibilité, le déséquilibre n’en demeure pas moins toujours aussi flagrant quand on compare la situation aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne où les grandes institutions ont une culture de soutien de leurs photographes par le relais d’expositions régulières.

Christine Coste

 

Le rapport « Vive la photographie française ! » est disponible sur www.leclap.org

Jim Jarmusch sonorise Man Ray 

Cette année, Paris Photo a choisi Jim Jarmusch (né en 1953) comme invité d’honneur. Figure du cinéma indépendant américain, il a eu carte blanche pour sélectionner des œuvres parmi les quelques centaines que lui ont soumises les galeristes présents à la foire et construire un parcours à son image. Dispersés dans les différentes galeries et signalés par un cartel, ses choix composent à un itinéraire singulier au sein de la foire.Cette invitation s’inscrit dans le prolongement de la sortie en salles, le 13 novembre, du film Return to Reason, regroupant quatre films muets restaurés de Man Ray pour lesquels il a composé, avec le producteur et acteur Carter Logan, une « carte sonore ». Présenté en 2023 au Festival de Cannes, dans la section Cannes Classics, ce long métrage d’une heure regroupe L’Étoile de mer (1928), Emak Bakia (1926), Le Retour à la raison (1923) et Les Mystères du château du Dé (1929), accompagnés par les synthétiseurs, percussions et guitares du groupe de rock alternatif Sqürl formé par Logan et Jarmusch. Cette nouvelle exploration sonore du groupe rappelle que le réalisateur de Stranger that Paradise (1984) ou Paterson (2016) était musicien avant d’être cinéaste. Bien avant la restauration de ces films, Jarmusch et Logan avaient d’ailleurs commencé à improviser sur les films de Man Ray, artiste dont l’esprit surréaliste, les créations et les expérimentations sont source d’inspiration pour le duo. À Paris Photo, la sélection opérée par Jim Jarmusch porte assurément cet intérêt pour le surréalisme.

Christine Coste

Visions de l’Est 

Cette année, la Saison de la Lituanie en France opère un focus particulier sur la scène photographique lituanienne. Un lien ancien, d’ailleurs, unit les photographes lituaniens et la Bibliothèque nationale de France (BNF) qui détient un fonds exceptionnel de plus de 1 600 tirages de 22 photographes. On le doit au responsable du département Photo de la BNF Jean-Claude Lemagny qui, dans les années 1970-1980, s’était rapproché des membres de la Société lituanienne des artistes photographes, et en particulier d’Antanas Sutkus (né en 1939) et Algimantas Kuncius (né en 1939), ses cofondateurs : « Durant ces années, le rideau de fer divise l’Europe, un grand nombre de pays sous le joug de l’URSS sont isolés du monde occidental, dont la Lituanie. Malgré des frontières strictement contrôlées, une série de donations s’organise. Les photographes de ce groupe jouissent à l’époque d’un grand prestige à travers l’Union Soviétique et les pays du bloc de l’Est par leurs images sensibles et polysémiques du réel, en rupture avec les diktats du réalisme socialiste, dans lesquels la proximité avec le monde animal forme une composante essentielle de la vie quotidienne », explique Sonia Voss, commissaire à Paris Photo de l’exposition « The Forms of Things, The Forms of Skulls, Forms of Love », qui intègre aussi les acquisitions du Centre Pompidou, centrées sur des auteurs des années 1980-1990, parmi lesquels Algirdas Seskus (né en 1945) et Violeta Bubelyte (née en 1956). Figure emblématique de la photographie lituanienne, Antanas Sutkus fait également l’objet, dans le cadre du festival Photo Saint Germain (Paris) d’un focus – signé Sonia Voss, aussi – qui présente les portraits qu’il a réalisés de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir lors de leur voyage en Lituanie en 1995. Un de ces portraits avait notamment fait la une de Libération à la mort de l’écrivain – mais il avait été recadré pour enlever Simone de Beauvoir. Toujours dans le cadre de Photo Saint Germain, la galerie Ségolène Brossette montre le retour de la photographe française Mariliat Destot à ses origines juives lituaniennes.En régions, ce sont deux jeunes artistes qui bénéficient d’une exposition : Gerda Paliusyte (née en 1987) au Jeu de Paume et au château de Tours (jusqu’au 10 novembre) et Emilija Skarnulyte (née en 1987) à la Citadelle de Villefranche-sur-Mer (du 16 novembre au 26 janvier 2025). Enfin, le Musée Opale Sud d’Amiens retrace dans les différentes époques et mutations de la photographie lituanienne (du 12 décembre au 16 mars 2025).

Christine Coste

 
À voir
27e édition de Paris Photo,
Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, Paris-8e, du 7 au 10 novembre, www.parisphoto.com
« Barbara Crane »,
Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou, Paris-4e, jusqu’au 6 janvier 2025, www.centrepompidou.fr
« Bayeté Ross Smith »,
Musée Eugène-Delacroix, 6, rue de Furstemberg, Paris-6e, jusqu’au 3 février 2025, www.musee-delacroix.fr
« Bayeté Ross Smith, au-delà des apparences »,
Centre de la photographie, 43, rue de l’Église, Mougins (06), jusqu’au 9 février 2025, www.centrephotographiemougins.com
« Tina Barney, Family Ties »,
Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris-8e, jusqu’au 19 janvier 2025, www.jeudepaume.org
« Raymond Meeks, The Inhabitants »,
Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, Paris-3e, jusqu’au 5 janvier 2025, www.henricartierbresson.org
« Yasuhiro Ishimoto, des lignes et des corps »,
Le Bal, 6, impasse de la Défense, Paris-18e, jusqu’au 17 novembre, www.le-bal.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : La photographie américaine histoire d’une hégémonie

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