C’est fou ce que l’on peut faire rentrer dans une valise. À quelques heures de son départ pour le Guatemala, où il se rend chez Vivian Suter, François Piron, chargé de la programmation artistique au Palais de Tokyo, a ainsi prévu de transporter une vaste maquette de l’exposition que le centre d’art parisien va consacrer à la peintre. En cette veille de départ, le commissaire est fébrile. « J’attends ce moment depuis des années », reconnaît-il. Une fois arrivé dans la capitale guatémaltèque, il lui faut encore faire quatre heures de route pour atteindre la ville de Panajachel. C’est là que, depuis 1983, Vivian Suter (née en 1949) s’est installée, en dehors du centre urbain, dans une maison ouvrant sur un jardin aux allures de jungle. Elle y vit entourée de ses toiles, et de ses chiens. Au bord du lac Atitlán, considéré comme l’un des plus beaux de la planète, avec à l’horizon une ligne de crête de volcans, cet endroit marque pour l’artiste une nouvelle étape d’un long périple, commencé par ses grands-parents en 1938 quand, accompagnés de la mère de Vivian Suter alors âgée de 16 ans, ils ont fui Vienne pour Buenos Aires, où l’artiste est née onze ans plus tard.
Le travail de Vivian Suter, François Piron en a pris connaissance pour la première fois en 2017, lors de la 14e Documenta, une édition qui s’est déroulée cette année-là simultanément à Cassel, en Allemagne, et à Athènes. C’est également dans le cadre de cette exposition quinquennale que l’ont découvert de nombreux professionnels du monde de l’art, et parmi eux Sérgio Mah, le directeur adjoint du Musée d’art, d’architecture et de technologie (MAAT), à Lisbonne (avec lequel le Palais de Tokyo coproduit l’exposition actuellement présentée au Portugal avant d’être visible en France cet été). « J’avais gardé le souvenir de cette peinture, et lorsque j’ai été nommé au MAAT, en 2023, je n’ai pas attendu un mois pour inviter Vivian Suter à exposer dans nos murs », raconte-t-il. Un an et demi plus tard, ce sont plus de 500 tableaux de l’artiste qui occupent l’immense galerie ovale du musée lisboète, dans une présentation immersive spectaculaire qui restitue son extraordinaire liberté créative, tout en faisant écho à son environnement tropical.
Loin des mondanités et des classifications
Vivian Suter a disparu des radars pendant près de trente ans, et peut-être sa disparition aurait-elle pu se prolonger encore, sans la curiosité d’Adam Szymczyk. À l’époque directeur et conservateur en chef de la Kunsthalle Basel de Bâle (Suisse), ce « commissaire superstar » (comme le que le qualifiait le
New York Times) est en effet intrigué par l’absence d’informations à jour sur une artiste dont le nom apparaît dans une exposition collective organisée au début de l’année 1981 par le directeur de l’époque, Jean-Christophe Amman, et qu’il souhaite réitérer. Intitulée « 6 Artists from Basel », elle mettait en haut de l’affiche une sélection d’artistes bâlois émergents. Adam Szymczyk mène son enquête. Il retrouve la trace de Vivian Suter en Amérique centrale où elle a déménagé avec sa mère, Elisabeth Wild (1922-2020), également artiste. Très loin de la Suisse, donc, où mère et fille ont vécu plusieurs années après avoir fui la dictature militaire en Argentine. Le documentaire
Vivian’s Garden, réalisé par Rosalind Nashashibi en 2017, dans lequel on voit Suter errer dans la végétation dense de son jardin, rend magnifiquement compte du refuge que se sont inventé les deux femmes. « On les voit évoluer à l’écart de la société dans un cadre organisé par elles et où l’art tient la plus grande place », résume François Piron, très frappé par la « relation mère-fille aimante et non paranoïaque » que laisse deviner ce film. Est-ce à dessein que Vivian Suter s’est éloignée du monde de l’art ? « Absolument, répond l’intéressée. J’avais besoin de couper avec toutes les mondanités, de m’isoler pour repartir de zéro et trouver ma voie. » Depuis quelque temps, elle revient cependant régulièrement se frotter à ce milieu en se rendant en juin à la foire Art Basel, à Bâle, pour y prendre le pouls de la création contemporaine. Elle observe, prend un bain de foule, se rend à quelques dîners, puis repart. Ses chiens l’attendent, et en particulier Disco, « le plus créatif » d’entre eux, plaisante-t-elle en faisant référence aux empreintes de ses coussinets visibles sur une toile qu’elle a laissée sécher au sol. Elle a symboliquement choisi de donner son nom à l’exposition du MAAT. Mais plane surtout sur cet accrochage le souvenir de sa mère, que Vivian Suter a invité à plusieurs reprises dans ses expositions, notamment lors de sa rétrospective de mi-carrière à la Kunsthalle de Bâle en 2014. Comment en effet ne pas penser aux collages kaléidoscopiques d’Elisabeth Wild alors que les toiles de sa fille, accrochées côte à côte sans logique apparente, suscitent d’étonnants télescopages d’images, dans une perte de repères qu’accentue leur versatilité. « Vivian n’aime pas les règles et les a évitées jusque dans l’accrochage, à rebours de la logique, de la chronologie ou de toute correspondance de textures, de formes, de couleurs jugées trop facile », explique Sérgio Mah. Quant à sa pratique, elle n’obéit à aucun protocole et se définit moins par un style que par une faculté d’attention à ce qui l’entoure, à ses sensations, à l’atmosphère, à ce qui survient. Chacune de ses toiles semble témoigner de l’humeur et du climat du jour. « Elle ne peint pas avec les yeux mais avec son corps, ses perceptions », relève Sérgio Mah. Sa production échappe ainsi aux classifications, autant qu’à la narration. Tantôt abstraite, tantôt figurative, voire lettriste, elle alterne motifs géométriques, (peut-être des éléments d’architecture vernaculaire), et taches de couleur gestuelles, la touche peut être épaisse ou liquide, la réserve de blanc importante ou totalement absente de la toile. Sa palette d’ocre, de brun et de jaune évoque des pigments naturels, mais ses tons de bleu, de vert, de violet la rapprochent aussi par moments de l’expressionnisme allemand. C’est un travail aussi déconcertant que bouleversant, dont émane une impression jubilatoire de spontanéité qui lui confère une grande évidence.
Toiles conçues aux quatre vents
Adam Szymczyk ne s’est pas contenté de retrouver l’adresse de Vivian Suter. Après lui avoir consacré une première exposition monographique, il a sélectionné son travail dans la 14e édition de la Documenta dont il fut le directeur artistique. Les peintures de Vivian Suter y ont été très remarquées, de même que la façon dont elles étaient montrées. Sans cadre, ses toiles, qui ne sont ni datées ni signées, n’ont pas non plus de sens d’accrochage défini. C’est d’ailleurs un véritable casse-tête pour les inventorier. Mais cela n’a pas découragé les institutions qui se sont succédé pour l’exposer ces dernières années, de São Paulo à Londres en passant par Toronto. Apparemment déstructurées, ses scénographies caractéristiques en trois dimensions, avec des peintures placées à différentes hauteurs, certaines suspendues dans l’espace, évoquent aussi, comme c’est le cas dans son exposition au Reina Sofía, à Madrid, le décor d’enfance de l’artiste, qui aimait jouer à cache-cache au milieu des tissus de l’Estampería Belgrano, l’imprimerie paternelle à Buenos Aires. « La dimension biographique est centrale dans le travail de Vivian Suter », affirme Adam Szymczyk, faisant référence à son histoire familiale, tout en soulignant la grande « autonomie » d’une œuvre poursuivie loin de ses pairs, au plus près de la nature, dans une sorte de porosité. De fait, Vivian Suter se montre étonnamment réceptive à ce qui vient la défier. En 2005, son atelier est ainsi inondé par une tempête dramatique, ses œuvres noyées dans la boue et les feuillages. Qu’à cela ne tienne, elle les fait sécher et décide à partir de ce moment de déplacer son atelier dans le jardin, intégrant les intempéries et les salissures dans ses toiles, dont certaines comportent encore des débris végétaux ou des traces de terre. Au Palais de Tokyo, sous la verrière du rez-de-chaussée, elle a d’ailleurs accepté que les fenêtres soient maintenues ouvertes pour laisser circuler l’air. « Avec elle, on est toujours dans le dialogue », remarque François Piron. Pour la première fois, l’artiste connue pour sa timidité laconique dans les conférences publiques a même posé ses pinceaux afin d’écrire quelques lignes dans le catalogue, lequel offrira de lire ses poèmes, inédits, en regard de sa peinture.
1949
Naissance à Buenos Aires (Argentine)
1961
S’installe à Bâle (Suisse) avec sa famille
1982
Première grande exposition collective à la Kunsthalle de Bâle
1983
S’installe à Panajachel (Guatemala)
2014
« Intrépida » à la Kunsthalle de Bâle (Suisse)
2017
Participe à la Documenta 14, à Kassel (Allemagne) et Athènes (Grèce)
2019
« El Bosque interior » à l’Art Institute of Chicago (États-Unis)
2021
« Vivian Suter » au Musée Reina Sofía, Madrid (Espagne)
2024-2025
« Disco » au MAAT de Lisbonne (Portugal) et au Palais de Tokyo, à Paris