Art contemporain

L’art textile, entre bannières et chiffons

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 27 décembre 2024 - 1506 mots

Au vu des nombreuses expositions qui lui sont consacrées en ce moment, l’art textile a le vent en poupe. Loin d’être simplement décoratives ou de flirter avec la mode, ces œuvres de facture artisanale ont trouvé leur place dans l’art contemporain. Tour d’horizon.

Peut-on parler de coïncidence ? Alors qu’à la Fondation Cartier se poursuit la superbe rétrospective consacrée à Olga de Amaral (née en 1932, lire p. 88) et à ses monumentales tentures en crin de cheval, certaines recouvertes de pigments dorés, le Grand Palais accueille jusqu’au 19 mars les spectaculaires installations de fils de laine de l’artiste japonaise Chiharu Shiota (née en 1972). Lauréate de la 11e édition du prix des Partenaires du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC+), consacré aux arts graphiques, Anne Bourse (né en 1982) y déploie, jusqu’au 16 mars, un univers où dessins, tissus et couleurs s’entrelacent. En novembre dernier, au Centre Pompidou, le danseur François Chaignaud (né en 1983), dans une évocation des danses de derviche, activait lors d’une performance les « jupes-poèmes » d’Alex Cecchetti (né en 1977), au milieu du monde onirique de l’artiste italien célébrant la métamorphose.

Cette effervescence autour de l’art textile ne se limite pas à la France. Sheila Hicks (née en 1934), figure incontournable du genre, était mise à l’honneur en octobre dernier par deux importantes expositions en Allemagne, à la Kunsthalle de Düsseldorf et au Josef-Albers Museum Quadrat. Et c’est sur la Toile que le Museu Têxtil (www.museutextil.com), institution en ligne fondée en 2019 à São Paulo, s’attelle à documenter, en temps réel, les recherches et les techniques textiles à travers le monde. « Au cœur de notre institution se trouve la promotion d’esprits créatifs qui utilisent des stratégies textiles », peut-on lire sur le site. L’exposition « Threads of Tomorrow » y rassemble ainsi virtuellement les œuvres de près de 70 artistes contemporains de différentes provenances géographiques, témoignant de leur talent à « transformer des fibres naturelles, des matériaux simples et des ornements textiles en expressions complexes d’idées et d’émotions ».

Depuis les années 2000, on assiste en effet à un véritable renouveau de ce médium. « Les artistes qui travaillent fil et tissu ont su s’affirmer dans le monde de l’art contemporain, participant aux grandes manifestations internationales et inspirant des foires spécialisées sur tous les continents », écrivent Anne-Marie Minella et Jean-Yves Bosseur dans un ouvrage qui évoque l’histoire de ce phénomène depuis le XIXe siècle (Les Artistes et le textile, Les Presses du réel, 2024). Ce regain autour de l’art textile fait suite à la réévaluation des figures historiques comme Magdalena Abakanowicz (1930-2017), Sheila Hicks ou Olga de Amaral, dont les œuvres renouent avec l’intuition pionnière d’Anni Albers (1899-1994), à l’intersection de l’art, du design et de l’artisanat. Mais on pourrait aussi citer le travail de Marion Baruch (née en 1929) créé à partir de chutes de tissu de l’industrie textile, dont le Musée des Abattoirs, à Toulouse, a souligné en 2021 la dimension politique dans l’exposition « Marion Baruch : une rétrospective » (16 décembre 2020-19 septembre 2021). Dans les années 1970, Marion Baruch dénonce une industrie de la mode pensée par les hommes, pointe la surcon-sommation et milite pour le recyclage. Faisant écho à ces mouvements d’émancipation réinvestissant des formes artisanales, comme la couture, traditionnellement dévolues aux femmes, l’artiste Ghada Amer (née en 1963), à laquelle le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille, a récemment consacré une rétrospective, a conçu son œuvre brodée en lien avec la peinture, camouflant sous les amas de fils colorés de ses tableaux des représentations stéréotypées du plaisir féminin.

De l’intime au politique

Aujourd’hui, le textile continue à porter des récits de résistance mais aussi de guérison. Le Stedelijk Museum, à Amsterdam, s’efforce de le montrer dans la magistrale exposition collective « In Unravel » (jusqu’au 5 janvier), à travers des installations à grande échelle telles que celles de Cecilia Vicuña (née en 1948), des œuvres délicates de Tschabalala Self (née en 1990), Tracey Emin (née en 1963) ou Judy Chicago (née en 1939). « Le Stedelijk a une longue histoire avec l’art textile, qui est collectionné depuis 1930. On constate qu’à partir des années 1960 et 1970, les textiles deviennent plus sculpturaux et plus engagés politiquement, explique Rein Wolfs, le directeur du musée amstellodamois. Actuellement, on assiste à un renouveau, avec de nombreux jeunes créateurs qui utilisent le textile pour façonner des histoires. » Les artistes ont en effet recours au textile pour parler d’intime mais aussi pour aborder des thèmes tels que la résilience, le pouvoir, la désobéissance ou l’histoire du colonialisme. À la Biennale de Lyon, la Blue Room de l’anglo-kenyane Grace Ndiritu (née en 1982) reflète la pratique pluridisciplinaire de l’artiste avec, au centre de cette installation, le tapis Protest Carpet: Women’s Strike (Tapis de protestation : grève des femmes), qui reprend l’image d’une manifestation historique du Mouvement de libération des femmes (MLF) à Washington en 1970. Au même moment, la Fondation H, à Madagascar, a proposé une carte blanche à l’artiste britannico-nigérian Yinka Shonibare (né en 1962), qui rassemble un ensemble d’œuvres réalisées sur une vingtaine d’années, et en particulier The African Library (2018), une pièce monumentale composée de 6 000 livres aux couvertures en coton wax évoquant autant de personnalités qui ont façonné l’Afrique postcoloniale.

Entre artisanat et art contemporain

De nombreux artistes explorent également les potentialités esthétiques du textile pour mettre en scène d’autres narrations. Le Français Adrien Vescovi (né en 1981), par exemple, utilise des draps chinés qu’il soumet aux intempéries et teinte à l’aide de pigments naturels. Jouant autant avec la notion d’aléatoire qu’avec l’échelle monumentale, ses pièces souvent gigantesques habillent façades et intérieurs. Megan Sharkey, installée à Porto (Portugal), puise dans des techniques artisanales (vannerie ou tissage) pour créer des formes abstraites en trois dimensions. Paul Maheke (née en 1985), lauréat 2024 du prix de la Fondation Pernod Ricard, manie en coloriste des voilages fluides dont les replis abritent des fantômes évanescents. Maîtrisant parfaitement les codes de la dramaturgie, Ulla Von Brandenburg (née en 1974) rythme par de vastes drapés les dédales cérémoniels de ses expositions à travers le monde. Tous trouvent dans ce matériau si familier un dénominateur commun universel capable de stimuler nos sens, de déclencher des souvenirs et de réveiller nos croyances enfouies. Résultant souvent de lents processus d’élaboration, ces œuvres textiles valorisent aussi la lenteur et la patience, en opposition à l’urgence imposée par les modèles économiques contemporains. Établissant un pont entre tradition ancestrale et futur de l’art, l’exposition « Threads of Tomorrow » du Museu Têxtil observe pour sa part, comment, en explorant de nouvelles techniques, les artistes qui s’inspirent de savoir-faire artisanaux « remettent en question les frontières entre le traditionnel et le contemporain, l’analogique et le numérique ».

Quand l’art textile dialogue avec la mode

Si le textile pose le rapport de l’art contemporain à la question du décoratif, il trouve également des échos dans le champ de la mode, elle-même en quête de passerelles avec l’art. La plasticienne Jeanne Vicérial (née en 1991), diplômée de l’École nationale des arts décoratifs, illustre cet entre-deux en associant rigueur scientifique et expérimentations de couture, broderie et nouvelles technologies. Ses sculptures sont présentées actuellement dans le cadre de l’exposition anniversaire autour de la maison Lesage « 100 ans de mode et de décoration », dans la galerie du 19M (Paris-19e), un lieu consacré à la transmission des métiers d’art de la mode ouvert par Chanel. À travers ses tableaux rehaussés de paillettes, mais aussi ses drapeaux, ses bannières, et ses capes d’apparat chatoyantes, Raphaël Barontini (né en 1984) fait basculer la représentation du pouvoir dans son double carnavalesque : le Palais de Tokyo accueille ce printemps son œuvre polychrome, nourrie d’une réflexion sur la notion de créolisation. « Plus d’une décennie avant que le mélange entre couture et streetwear ne devienne l’apanage de créateurs comme Virgil Abloh, Demna Gvasalia ou Matthew Williams, Vava Dudu (née en 1970) en a fait son fer de lance, empruntant à la rue autant qu’au club, la créativité et l’énergie de leurs silhouettes pour le marier à son amour du fait main, des broderies et coutures à la peinture sur textile », rappelait le Musée des Abattoirs, dans sa saison « Sous le fil » (2020-2021), lors de l’exposition consacrée à cette artiste underground naviguant entre collaborations avec des griffes comme celle de Jean Paul Gaultier et collections personnelles de « vêtements chics et zinzins ». L’artiste thaïlandaise PZ Opassuksatit (née en 1990) est passée par les grandes maisons de mode : elle n’ignore rien des codes du luxe, brouillant les frontières entre consommation et contemplation. Son installation Handled with Care, à partir de fragments de carton et de textiles rembourrés, servant d’écrin à des objets divers, était présentée en décembre dans les salons de Sotheby’s France (« Attention, fragile ! By Sarah Andelman »). À l’approche des fêtes de fin d’année, la maison de ventes, soucieuse de se positionner comme ultime et incontournable destination « luxe et culture » à Paris, a fait en effet appel à la fondatrice du défunt concept store Colette pour réunir une sélection de produits et d’œuvres d’art, illustrant parfaitement cet espace d’échange ô combien fertile entre mode et art textile.

À voir
« Yinka Shonibare, Safiotra (Hybridités) »,
Fondation H, rue Refotana,Tananarive (Madagascar), jusqu’au 28 février, www.fondation-h.com
À voir
« Anne Bourse, nuits »,
Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, rue Fernand-Léger, Saint-Priest-en-Jarez (42), jusqu’au 16 mars, www.mamc.saint-etienne.fr
À voir
« Chiharu Shiota, The Soul Trembles »,
Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, Paris-8e, jusqu’au 19 mars, www.grandpalais.fr
À voir
« Olga de Amaral »,
Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, Paris-14e, jusqu’au 16 mars, www.fondationcartier.com
À voir
« Lesage, 100 ans de mode et de décoration »,
avec des sculptures de Jeanne Vicérial, Galerie du 19M, 2, place Skanderbeg, Paris-19e, jusqu’au 26 janvier, www.le19m.com
À voir
« Raphaël Barontini. Quelque part dans la nuit, le peuple danse »,
Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, Paris-16e, du 20 février au 11 mai, www.palaisdetokyo.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°782 du 1 janvier 2025, avec le titre suivant : L’art textile, entre bannières et chiffons

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