Célébrée de son vivant, Suzanne Valadon a brusqué son époque, menant sans faiblir une double conquête : s’affranchir de la condition féminine de son temps et devenir une artiste à part entière.
À la fin du XIXe siècle, pour une femme de condition modeste, devenir l’une des plus grandes artistes de son temps tient presque de l’anomalie. Suzanne Valadon (1865-1938), née Marie-Clémentine Valadon, n’est pas partie gagnante pour prétendre un jour participer à de nombreux salons de renommée internationale et, plus tard, être exposée dans les musées. Sa mère est blanchisseuse et peine à joindre les deux bouts. Son père est, lui, inconnu au bataillon.
Elle dessine depuis l’enfance sur les trottoirs avec un bout de charbon, sur les murs de ses appartements miteux. L’école et les règles n’ont jamais été son fort et, pourtant, elle a la rage et la volonté de s’extraire de sa condition. L’effervescence artistique de la butte Montmartre va contribuer à lui ouvrir les portes de son destin. Marie-Clémentine a un atout, elle est séduisante. Contrainte d’abandonner sa courte carrière d’artiste de cirque à la suite d’un grave accident de trapèze, elle se fait embaucher comme modèle pour le peintre Pierre Puvis de Chavannes qui compose sa grande fresque Le Bois sacré cher aux muses et aux arts (1884). « J’ai même posé pour les jeunes gars », dit-elle : son corps est présent dans chaque personnage du tableau, comme morcelé.
« La terrible Maria », un modèle infatigable qui peut tenir des poses pendant des heures, ne tarde pas à travailler pour de nombreux peintres. Elle a franchi la porte des ateliers d’artistes, mais elle est encore de l’autre côté, alors qu’elle ne rêve que d’une chose : inverser les rôles. Pendant ces longues séances, elle interroge les peintres sur leurs techniques, la qualité des fusains, le dosage des couleurs, les effets de perspective, ce à quoi ils ont plaisir à répondre sans se douter qu’elle les observe, qu’elle les espionne, pour à son tour dessiner et s’exercer en secret.
Son talent est repéré par Henri de Toulouse-Lautrec, son amant souvent malheureux, qui lui prend quelques dessins pour les montrer à ses amis artistes. Toulouse-Lautrec est joueur, il leur cache qui en est l’auteur. Et là, stupéfaction, c’est bien une femme qui a réalisé ces « méchants dessins » ! L’art fait par les femmes n’est pas du goût de tout le monde et surtout de celui d’Auguste Renoir, qui entre en rage en apprenant que Valadon, son modèle, veut prendre les pinceaux. Un modèle doit rester à sa place. Rien de plus révélateur de la considération que l’on accordait à l’époque au travail artistique féminin que cette déclaration de Gustave Moreau à propos de la peintre naturaliste Marie Bashkirtseff : « L’intrusion sérieuse de la femme dans l’art serait un désastre sans remède. Que deviendra-t-on quand des êtres dont l’esprit est si positif et terre à terre que l’esprit de la femme, quand des êtres aussi dépourvus du véritable don imaginatif, viendront apporter leur horrible jugeote artistique avec prétentions justifiées à l’appui ? Cette Marie B. vous en donne la chair de poule […] pauvre idiote enflammée, pauvre concierge exaltée ».Faisant fi de cette résistance patriarcale, Valadon est partie sur la voie qu’elle s’est elle-même tracée, au fil du crayon et de l’audace. Comme une double identité, son nom de modèle est Maria, mais son nom d’artiste est Suzanne, d’après le surnom que lui a donné Toulouse-Lautrec par jalousie, en référence à l’épisode biblique de « Suzanne et les vieillards », pour se moquer des relations intimes qu’elle entretient avec de nombreux peintres, le plus souvent des hommes plus âgés. Bravache, elle l’assume et se moque de la manière dont on la juge.
Suzanne Valadon dessine le quotidien, les scènes de bain. Elle croque ce qui l’entoure, et tout y passe : sa mère, son fils, les voisines, les blanchisseuses, ses chiens, ses chats, les fleurs, ses amants… La mise à nu est un sujet qui la fascine. Elle-même aussi est nue la plupart du temps quand elle pose, et elle reproduit cette nudité dans son œuvre, en couchant sur le papier des corps torturés, maigres ou gras, exposant les marques de la fatigue ou de la vieillesse. Son coup de pinceau est sans filtre. « Je peins les gens pour apprendre à les connaître », explique-t-elle.
C’est la quête d’authenticité qui a guidé Suzanne Valadon tout au long de son œuvre. Elle ne s’inscrit pas dans un courant particulier. Son style, pourtant nourri de nombreuses influences artistiques, lui est propre. C’est un trait appuyé qui forme ses dessins et qui cercle ses peintures. La franchise de son trait à la fois abrupt et souple a su émerveiller Edgar Degas, qui, après avoir examiné ses dessins, a déclaré : « Vous êtes des nôtres ! » Devenu son mentor, il la prend sous son aile, lui prodiguant des conseils et l’initiant à la gravure. Il l’incite à se présenter au Salon de la Société nationale des beaux-arts où elle sera la première femme admise en 1894 à seulement 29 ans, en y exposant des dessins, des portraits à la sanguine et à la pierre dure. Degas n’a d’ailleurs de cesse de la pousser à produire, lui envoyant de nombreuses lettres : « Il vous faudra user du singulier talent que je suis fier de vous trouver. Ces terribles dessins, j’ai envie de les revoir ! Il faut avoir plus d’orgueil ! » Ou encore : « Quand me montrerez-vous ces quelques bons dessins durs et souples comme vous les faites si bien ? »
Mais Valadon doit aussi se battre avec une vie qui s’oppose à son œuvre. Son fils Maurice Utrillo, qu’elle eut à seulement 18 ans, est confié en grande partie à la garde sa grand-mère Madeleine. Il fait très tôt des crises d’épilepsie et développe un alcoolisme très précoce. Avec ce fils associable et parfois violent, Valadon doit composer tant bien que mal avec un rôle de mère dont elle se serait bien passée. Leur relation devient une légende, surtout quand André Utter, ami d’Utrillo et second mari de Valadon, les rejoint pour composer un « trio infernal ». Maurice Utrillo est lui aussi un peintre brillant qui connaîtra un succès qui dépasse d’ailleurs celui de sa mère. Il peint pour calmer ses crises d’alcoolémie, mais il comprend très vite qu’il peut monnayer un litre de vin contre un de ses tableaux. Sa mère et son mari André Utter doivent mettre ses œuvres sous clé pour éviter ces ventes abusives.
Malgré ces tourments, Valadon peint avec acharnement dans son atelier du 12, rue Cortot – actuel Musée de Montmartre –, qui a vu naître des chefs-d’œuvre comme La Tireuse de cartes ou l’avenir dévoilé (1912), mais aussi les premiers nus masculins peints par une femme avec LeLancement de filet (1914), ou Adam et Ève (1909), une toile censurée au Salon d’automne. L’artiste doit couvrir le sexe d’André Utter, représenté sur la toile, avec des feuilles de vigne…
Suzanne Valadon connaît un succès que nombre d’artistes envieraient. Elle expose à Paris mais aussi à l’étranger, en Belgique, en Allemagne et jusqu’en Amérique. Elle est représentée pendant de nombreuses années par la galeriste Berthe Weill, qui est la première à Paris à vendre Pablo Picasso et Henri Matisse, et qui est la seule à avoir fait une exposition monographique d’Amedeo Modigliani – ami intime d’Utrillo – de son vivant. Et la critique ne manque pas d’éloges à son sujet : « Mme Suzanne Valadon est tout bouillonnement et tout nerf. Devant la toile qu’elle peint, elle doit connaître la pathétique agitation d’une sibylle. Soit qu’elle pétrisse grassement la chair d’une jeune femme nue […] soit qu’elle traduise les traits d’un paysage, ou ceux d’une fleur, d’un fruit, de ce qu’on qualifie de “nature morte” et qui, sous son pinceau, s’anime, vit et palpite, cette femme extraordinaire est la passion même, et l’on cherche vainement à qui la comparer », écrit le critique Adolphe Tabarant, en 1921.
En 1925, c’est Florent Flers qui à son tour vante ses mérites : « La matière est riche et nette, la couleur sobre et vibrante […] Il y a dans cette peinture une foi et une certitude, que seuls peuvent acquérir ceux qui ont gagné la maîtrise, l’outil au poing. Qu’attend-on pour reconnaître en Valadon l’artiste qui sera un jour l’une des gloires de la peinture féminine française ? »
Suzanne Valadon a ouvert la voie à de nombreuses femmes artistes, prouvant qu’il est possible d’atteindre ses rêves en partant de rien, et en se battant avec acharnement. Au soir de sa carrière, elle dira : « Elle est finie mon œuvre, et la seule satisfaction qu’elle me procure est de n’avoir jamais trahi ni abdiqué ce en quoi j’ai cru, vous le verrez si jamais quelqu’un se soucie, un jour, de me rendre justice ». Elle meurt en 1938 et laisse pour dernier tableau une nature morte, un vase de fleurs sur lequel il est inscrit « Vive la jeunesse ».
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Femme et artiste, le combat de Suzanne Valadon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°782 du 1 janvier 2025, avec le titre suivant : Femme et artiste, le combat de Suzanne Valadon