PARIS
Le Centre Pompidou célèbre les 100 ans de la naissance du surréalisme à travers un parcours en spirale réunissant peintures, dessins, films, photographies et documents littéraires.
Paris. Organiser une exposition sur le surréalisme, cette façon de créer sous « la dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale », est un véritable défi. Irrévérencieuse comme son « ancêtre » Dada – un mouvement pratiquement absent ici –, cette tendance artistique peut difficilement être circonscrite. Le défi est d’autant plus grand que le Centre Pompidou souhaite marquer en beauté le centenaire de 1924, date de la publication du premier Manifeste du surréalisme rédigé par André Breton, dont le manuscrit original a été prêté par la Bibliothèque nationale de France. De fait, contrairement au fauvisme ou au cubisme, mouvements d’avant-garde offrant de nouveaux langages formels, le surréalisme explore de nombreux concepts dont les « illustrations » révèlent une pluridisciplinarité et une inventivité plastique stupéfiantes. Pour échapper aux conventions, la production surréaliste prend ses distances avec la réalité. Cependant, à la différence des artistes abstraits, Salvador Dalí, Joan Miró, Man Ray ou Victor Brauner ne font pas l’impasse sur la figuration mais la détournent (Yves Tanguy, Vent, 1928).
Refusant d’enfermer le surréalisme dans « les voies rectilignes, le carroyage du musée d’art moderne », écrit dans le catalogue Didier Ottinger, conservateur et co-commissaire de l’exposition avec Marie Sarré, la scénographie conçue par Corinne Marchand adopte la forme d’un labyrinthe, cette spirale étant devenue un emblème poétique pour les artistes surréalistes. Vaguement chronologique, le parcours est avant tout thématique, évoquant tantôt des figures littéraires qui ont inspiré le mouvement – Lautréamont, Rimbaud ou Lewis Carroll –, tantôt des mythes qui ont enflammé l’imaginaire débridé des créateurs au travers des thèmes du rêve, de la forêt ou du cosmos.
En effet, quel meilleur terrain que la mythologie pour ces artistes en quête d’insolite ? Dans cet univers traversé par l’irrationnel et le non-sens, se succèdent, sous le signe du merveilleux, des rencontres dépaysantes entre l’humain, le végétal et l’animal. Si le Minotaure, cette figure mi-homme mi-animal, enfermée dans le labyrinthe, symbolise la créature hybride par excellence, une autre figure mythique, Mélusine, fait son apparition. Cette fée, décrite par Breton dans le texte Arcane 17 (1944), se transforme en nymphe aquatique et renvoie au fantasme stéréotypé de la féminité passive, auquel n’échappent pas les membres du groupe. La présence notable des femmes artistes à l’exposition permet, écrit Anna Watz, « d’empêcher le regard masculin d’enfermer la figure de la femme dans un rôle d’objet ou de muse » (catalogue) (Meret Oppenheim, Daphné et Apollon, 1943 ; Ithell Colquhoun, Tree Anatomy, 1942).
Mais, masculin ou féminin, Éros triomphe partout. La dimension esthétique du surréalisme est essentiellement définie par l’intensité ; la beauté doit être « convulsive », « explosante-fixe » (dans L’Amour fou), proche d’une extase amoureuse conçue sur un mode quasi religieux. Cependant, l’amour n’est pas vu uniquement comme une occasion de satisfaire la libido dans le plaisir sexuel. Cette libération de l’esprit, qui considère le désir dans sa valeur subversive, remet en question le contrôle exercé sur l’érotisme par une morale étroite (René Magritte, Les Jours gigantesques, 1928 ; Óscar Domínguez, Machine à coudre électro-sexuelle, 1934-1935 ; ou le magnifique Visage du Grand Masturbateur, 1929, de Dalí).
Cette mise à nu n’est pas sans lien avec l’introduction de la psychanalyse en France. C’est en effet lors de son passage, en 1916, au centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier (Haute-Marne) que Breton, alors médecin auxiliaire, découvre les premiers échos des théories freudiennes. La fascination pour l’association libre contribue au développement de l’écriture automatique et à la place que les surréalistes accordent au rêve et à l’hypnose (Max Ernst, Vision provoquée par l’aspect nocturne de la porte Saint-Denis, 1927 ; ou la série des cadavres exquis).
Libérer l’inconscient de ses entraves individuelles et conventionnelles représente pour les surréalistes le triomphe absolu de la vie pulsionnelle. Remarquons toutefois que pour Freud il s’agit d’un malentendu ; à la quête du principe de plaisir, prônée par les artistes, il oppose le principe de réalité. Quoi qu’il en soit, le plaisir est partagé par le spectateur qui croise sur son chemin des « icônes » surréalistes telles que Le Cerveau de l’enfant de Giorgio De Chirico, L’Ange du foyer de Max Ernst ou encore Les Valeurs personnelles de Magritte.
Arrêtons-nous sur deux chapitres parmi les quatorze présentés. Le premier, « Alice au pays des merveilles », réfère à cette femme-enfant dont le corps, modulable à souhait, chargé d’un érotisme inconscient, fait le bonheur des créateurs (Clovis Trouille, Le Rêve d’Alice (dans un fauteuil), 1945). Non loin, La Poupée (1932) de Hans Bellmer, ce corps démantelé, saccagé, fouillé, qui se plie à tout désir, est une version brutale et scandaleuse d’Alice.
« Cosmos », en fin de parcours, propose quant à lui une vision décalée de l’univers occidental. Le séjour d’André Breton en territoire Hopi (en Arizona en 1945) et celui d’Antonin Artaud chez les Indiens Tarahumaras (au Mexique en 1936) incitent les artistes à s’intéresser à la quête des origines, nourrie par des images totémiques parfois archaïques. Est-ce à ce passé mythique que s’adresse le Chien aboyant à la lune (1925) de Miró ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°639 du 20 septembre 2024, avec le titre suivant : Une plongée dans le surréalisme