Le Louisiana Museum présente une riche monographie du peintre conçue essentiellement à partir de ses séries de portraits.
Humlebæk (Danemark). Mathias Ussing Seeberg, conservateur au Louisiana Museum of Modern Art, consacre au peintre expressionniste Alexej von Jawlensky (1864-1941) une exposition axée sur ses portraits et leurs variations. « Alexej von Jawlensky : la promesse du visage », présentée par la Piscine à Roubaix en 2021-2022, s’était attachée dans un jeu de comparaisons à faire dialoguer le peintre d’origine russe avec ses contemporains ; à Humlebæk, la proposition est plus radicale et audacieuse, se concentrant sur l’obsession de Jawlensky pour les visages.
Jawlensky fut proche de Vassily Kandinsky (1866-1944) et de Gabriele Münter (1877-1962) dont le Musée d’art moderne de Paris présente actuellement la première rétrospective en France. Ami de longue date de Paul Klee, il vécut la majeure partie de sa vie en Allemagne et en Suisse, à Munich, Saint-Prex, Zürich et enfin Wiesbaden.
Si Jawlensky commence par peindre des natures mortes et des paysages, comme le montre le début du parcours, c’est à travers le portrait que sa pratique va progressivement se singulariser. Ses visages deviendront au fil du temps des têtes aux formes simplifiées et à la ressemblance incertaine.
Les premiers portraits présentés au Louisiana (Child, 1909, et Autoportrait, 1911) mettent en évidence l’empreinte du fauvisme sur Jawlensky. Les cernes, la barbe et les cheveux du personnage sont verts, l’arête du nez et les sourcils, bleus. À travers cet autoportrait, l’artiste pousse un peu plus loin dans le fauvisme La Raie verte (1905) de Matisse. La manière avec laquelle il traite la peau (front, joues, pommettes), par petites touches dynamiques et colorées, annonce son compagnonnage avec Der Blaue Reiter (groupe formé à Munich en 1911 autour de Franz Marc et August Macke). Une chronologie explicite avec précision les liens entretenus par le peintre avec ces artistes, tandis que les œuvres rendent compte de la synthèse opérée.
Installé en Suisse à Saint-Prex dès la déclaration de la Première Guerre mondiale, Jawlensky réalise des séries de peintures à partir d’un même motif et ses multiples déclinaisons. La signification de son œuvre ne sera plus à trouver dans chacun de ses tableaux pris individuellement mais dans la relation que ceux-ci entretiennent entre eux. Le principe de la sérialité remet en question la notion d’œuvre unique et originale, autre aspect de la modernité de son œuvre. L’artiste intitule ce premier ensemble pictural « Variations », le dotant ainsi d’une dimension musicale. Les « Variations » exécutées au format portrait (vertical) – autre singularité – sont de petits paysages réalisés à partir de sa fenêtre qui donne sur le lac Léman. Dans Variation : The Orange Path (1916), on distingue encore les éléments naturels (arbres) des éléments culturels (route, clôture), avant d’atteindre en 1918 avec Variation : Purple-Gold (Autumn) une abstraction colorée faite de formes ovales vives et vivantes.
Son intérêt pour la couleur se retrouve à la même époque dans la série « Têtes mystiques » (1917-1919) qu’il commence à Zürich. Ces visages sont autant inspirés par les femmes de son entourage que par la peinture de Matisse ou celle d’André Derain. Jawlensky réussit la prouesse de modeler un visage par de simples aplats colorés (1918). Ici encore, il synthétise les inventions de ses prédécesseurs.
Puis, la série des « Saviour’s Face » [« le visage du Sauveur », voir ill.] contitue le point d’orgue de l’exposition. La ligne noire ou colorée dessine les traits du visage. Un trait vertical pour l’arête du nez, deux autres forment l’amande des yeux, deux coups verticaux du pinceau créent les pupilles, une ligne noire horizontale doublée d’une jaune signale la bouche. Quelques traits et contours, des couleurs savamment choisies composent ainsi un sujet et un espace. De 1920 à 1930, le peintre réalise de nombreuses variations qui tendent progressivement à l’abstraction avec les « Têtes abstraites », dont les visages seront traités par des formes géométriques. Jawlensky se tenait plutôt du côté d’Emil Nolde pour les accords colorés, mais aurait-il ici été influencé par la leçon de Paul Cézanne dans une lettre à Émile Bernard en 1904 : « traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône » ?
Le parcours conduit le visiteur de façon très pédagogique vers la dernière série du maître du portrait intitulée « Méditations » (1934-1938). Il faut saluer la médiation murale dans chacune des salles, véritable guide d’accès à l’œuvre, très discret mais extrêmement précis. Les chronologies replacent de façon pertinente Jawlensky dans son époque, toujours en lien avec les divers courants artistiques. L’ultime série s’ouvre sur un pastel lumineux (Tête (Tête abstraite/Méditation), 1933) avant de s’assombrir. Jawlensky oriente ici ses visages vers une abstraction quasi mystique, entre le vitrail et le masque dont les accords colorés semblent rendre compte des variations de ses états d’âme, liées à la noirceur du moment politique et historique. Ainsi, dans leurs infinies variations, ses « Méditations » peuvent être lues comme un long soupir, écho au Lamento della ninfa (Monteverdi) comme au dernier chant du Christ.
À travers le thème du portrait, l’exposition démontre la vivacité d’une œuvre mais également celle des liens et des échanges entres des artistes d’origine et de nationalité distinctes. Ce bouillon artistique et culturel que furent les premières décennies du XXe siècle était celui d’une époque où l’Europe était encore ouverte sur l’extérieur et sur l’autre, une période qui malgré la montée des fascismes aura vu naître de très grands artistes dont certains sont de toute évidence à redécouvrir.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : Jawlensky tout en variations