Officiellement né en 1924 avec la parution du Manifeste surréaliste, le surréalisme se matérialise dans les notions de rêve, d’inconscient, d’étrangeté ou d’automatisme. Pour certains disparu avec la mort d’André Breton en 1966, un certain surréalisme semble toutefois survivre aujourd’hui dans la peinture et le dessin. Son esprit en tout cas.
Les origines du surréalisme » prévue à la BnF à l’occasion du centenaire de la publication des Champs magnétiques de Breton et Soupault, Max Ernst en Allemagne, « Femmes fantastiques : mondes surréalistes de Meret Oppenheim à Frida Kahlo » à Francfort, Magritte et Delvaux en Belgique, Victor Brauner au Mnam de Paris, De Chirico à l’Orangerie…, l’actualité débordante de 2020, telle qu’elle était prévue avant la pandémie, met en lumière l’intérêt des institutions et du public pour le surréalisme aujourd’hui. Ce mouvement initié et théorisé par le poète André Breton aux lendemains de la Première Guerre mondiale continue de fasciner, de faire rêver, et de déranger. Et ce n’est pas un hasard si les artistes continuent de le regarder. Mais c’est quoi au juste, pour les artistes, être surréalistes ?
Le surréalisme, c’est d’abord une rupture majeure dans le champ de la création littéraire, à laquelle s’associeront entre autres Louis Aragon, Philippe Soupault et Paul Éluard. Une révolution des mots qui sera suivie par celle de l’image et de la peinture, Salvador Dalí, Max Ernst, René Magritte, André Masson, Joan Miró, Yves Tanguy en étant les promoteurs les plus célèbres. Ce qui unit ces artistes ? Un désir de libérer les forces créatrices du contrôle de la raison, pour laisser libre cours à l’imagination et à l’inconscient, pour interroger une surréalité unissant le réel et le rêve, pour subvertir les images. Libération qui passera tant par des thèmes communs (l’amour, le désir, la folie, le monstrueux, l’hybride) que par des techniques de prédilection (collage, montage, automatisme, jeu du cadavre exquis…).
La notion de surréalisme excède toutefois la limite posée par le mouvement historique, dont le temps fort s’étend des années 1920 à la fin de la décennie suivante. Il y a un surréalisme dans l’art, avant et après ! Déjà, en lui-même, le mouvement historique ne cesse de se faire et de se défaire, avec des artistes très différents dont la singularité dépasse les limites du surréalisme. Ainsi, certains artistes collaborent par intermittence ; d’autres y sont affiliés avant d’en être radiés ; d’autres encore s’y trouvent rattachés sans s’en être revendiqués (Marcel Duchamp, Giacometti, Picasso ou De Chirico). Et si l’on considère l’histoire de l’art, de Jérôme Bosch à Goya, du romantisme noir aux symbolistes, maintes démarches ont exploré avant le XXe siècle une forme d’onirisme étrange ou de surréalité à l’ambiguïté subversive. C’est précisément cette notion élargie du surréalisme que prennent en compte les artistes actuels, d’où une postérité féconde et multiple, issue de modèles et de rapports très différents.
C’est ainsi Le Fils de l’homme de René Magritte, découvert à l’adolescence, qui mène Yoann Estevenin à s’interroger « sur l’infinité de combinaisons poétiques des choses du monde ». Ce chef-d’œuvre du surréalisme, dit-il, « a su faire germer en moi l’envie de laisser le champ libre à mon imaginaire et de créer à mon tour ». Chez le dessinateur, né en 1992, l’esprit du surréalisme s’incarne dans la « recherche d’une réalité onirique et poétique ». Détournant toutes sortes d’images, Yoann Estevenin considère chaque dessin comme « une nouvelle aventure » où la composition s’invente « à l’instinct », sans « savoir à l’avance » où celle-ci le mènera. « Je pense que le surréalisme éveillé est un jeu d’esprit qui démarre lorsque l’on s’autorise à planer au-dessus du monde et à laisser libre cours aux hybridations et combinaisons qui nous viennent spontanément à l’esprit », explique Estevenin.
Du surréalisme, Karine Rougier découvre aux Beaux-Arts un ouvrage sur Claude Cahun. « J’ai très tôt été fascinée par son côté androgyne, le rapport au déguisement, au fait d’être un être multiple… Puis les cadavres exquis… J’ai été touchée par l’idée de surprise, composer un dessin à plusieurs, poursuivre sans voir, faire unité à partir du pluriel. » Plus tard, dans ses œuvres, Karine Rougier rendra hommage à Victor Brauner, Dorothea Tanning ou Max Ernst, en reproduisant leur peinture dans des natures mortes. Pour elle, le surréalisme est avant tout « un lien à l’enfance, à l’instinct, à la spontanéité, au jeu, à l’imagination débordante ». Une liberté qui s’incarne dans une pratique du dessin et de la peinture fondée sur le détournement d’images de natures diverses, récoltées au quotidien. La notion de hasard est souvent présente dans sa façon de composer ses œuvres. « Je ne sais jamais comment une peinture va se terminer et c’est au gré des recherches et trouvailles que la scène se compose. Les éléments trouvent leur place d’une façon libre et légère. Lorsque je peins, l’état de flottement dans lequel je me trouve est proche de cet instant où l’on s’éveille d’un rêve et où les images flottent encore dans notre esprit : je parlerais plus “d’envoûtement” que d’un intérêt pour l’inconscient. »
Chez Min Jung-Yeon et Anya Belyat Giunta, la filiation au surréalisme passe par une plongée dans l’intériorité et l’onirisme, à travers une part belle faite au rêve, à l’inconscient, aux mythes. Adolescente, Min Jung-Yeon est fascinée par le travail de Jérôme Bosch, « un monde étrange où les événements improbables peuvent se réaliser sans cesse ». Dans sa pratique du dessin et de la peinture, l’artiste crée un univers étrange qui s’ouvre un peu « comme un rêve » ou « une scène de théâtre de la pensée ». Faisant exploser les limites de la raison et cherchant à révéler les profondeurs de l’être, son travail explore l’ambiguïté. Souvenir, rêve, intuition, expérience prennent forme dans des structures et des matières qui jouent de la fusion des contraires. Ressurgissent dans sa pratique de nombreux éléments caractéristiques de l’esprit surréaliste : mécanisme du rêve, ouverture de l’espace-temps, ambiguïté du dedans et du dehors, etc.
C’est également à l’adolescence qu’Anya Belyat Giunta découvre Dalí dont elle copie alors la plupart des œuvres « méticuleusement », en les transformant parfois. D’autres artistes ressurgissent plus tard dans sa pratique, par emprunts directs : les figures hybrides de Jérôme Bosch et ses espaces ambivalents, les matières touffues et organiques envahissant les peintures de Max Ernst. De manière plus générale et indirecte, l’esprit surréaliste se retrouve chez Anya Belyat Giunta dans son exploration de l’intériorité et de tout ce qui relève de l’inconscient collectif, cela passant par un regard porté sur les mythes et le désir de faire surgir ce qui n’est pas visible mais demeure ressenti par tous. Une terra incognita où sont révélées la vulnérabilité de l’humanité et l’étrangeté de nos vies. Sa pratique relève aussi d’une forme d’automatisme : « Une ligne précise et vigoureuse, une tache, un écoulement de matière, une empreinte de doigt m’entraînent ailleurs, me permettent d’avancer dans l’obscurité de l’inconscient. Je cherche sans cesse à perdre le contrôle, à privilégier l’autonomie de ce qui s’est produit ; dans une sorte de transe, je laisse la matière prendre la main et je cherche l’automatisme en dessinant avec mes deux mains. »
C’est l’étrangeté du quotidien qu’explorent d’autres peintres comme Léopold et Till Rabus, Giorgio Silvestrini ou Peter Martensen. Bien qu’il soit rare que Giorgio Silvestrini s’inspire directement des artistes surréalistes, son travail possède certains points communs avec ce mouvement. Le peintre laisse à l’inconscient une grande importance dans le choix de ses sujets. « La manière dont plusieurs objets trouvent leur place (inédite) dans des compositions ou maquettes, dérive en général d’associations libres d’idées. Pendant cette première phase fondamentale, j’essaie de faire en sorte que mon esprit lâche prise, et cela me permet d’observer avec un regard nouveau et “pur” des objets de mon quotidien. » Toutefois, Giorgio Silvestrini souligne un écart fondamental par rapport aux surréalistes historiques : là où ses aînés travaillent à partir de leur imagination ou déforment à leur gré la réalité, Giorgio Silvestrini part toujours de l’observation d’une image (fruit d’une mise en scène, fabriquée et prise en photo) par rapport à laquelle il conserve un rapport « très direct » et « premier degré ». Dans le fond, l’artiste se sent plus proche de la peinture métaphysique de De Chirico ou de celle de Morandi, « en général moins spectaculaire et plus intime », que du surréalisme. Une peinture qui rend énigmatique des choses et des objets du quotidien : « Il y a une capacité de fusionner étrangeté et familiarité que je cherche aussi dans mes peintures. »
C’est dans la bibliothèque de ses parents, à l’adolescence, que Peter Martensen découvre le surréalisme : « J’ai senti une joie inconnue se répandre en moi, des cordes toutes nouvelles se mettaient à vibrer, comme si j’étais arrivé dans un pays étranger avec des règles tout autres que celles que je connaissais. J’ai ressenti une tristesse, une mélancolie en voyant les œuvres de Magritte, mais aussi la présence de l’humour. Jamais avant je n’avais éprouvé de tels sentiments contradictoires. Mon moi d’adolescent a explosé quand j’ai découvert La Persistance de la mémoire (1931) de Salvador Dalí. Cette œuvre a matérialisé tout mon imaginaire de jeune garçon, l’idée que les choses les plus étranges pouvaient devenir réalité. » Toutefois, pour définir son propre travail, Peter Martensen préfère parler de « réalisme mental », terme qu’il a inventé pour définir « l’expérience mentale rendue dans une forme réaliste ». Pour lui, cette notion recouvre un champ plus vaste que le surréalisme en tant que mouvement : le « subconscient et l’expérience mentale de la réalité » se retrouvent dans maintes démarches, bien avant le surréalisme, chez Jérôme Bosch, William Blake, Francisco Goya, James Ensor, Edvard Munch ou Edward Hopper. Partant d’une réalité éprouvée, d’une impression, d’un souvenir, les peintures de Peter Martensen sont comme des « instants gelés » créés avec ce que l’artiste a « envie de voir » au moment où il peint ; ses images « arrivent comme un rêve », de manière très « organique ». Dans l’espace peint ou dessiné, l’artiste juxtapose accessoires et figures humaines dont la mise en scène produit une impression d’étrangeté et de familiarité, parfois incongrue et absurde : s’y révèle l’inconscient, y surgit l’émotion, souvent angoissante.
Exclusivement portée vers la représentation d’objets, de nourriture, d’animaux, de fleurs, la peinture de Till Rabus puise ses motifs dans un environnement quotidien et familier. Observation d’une réalité qu’il métamorphose dans des œuvres sombres et mélancoliques, empreintes aussi d’humour et d’ironie. « J’ai l’impression qu’en Suisse, et peut-être plus qu’ailleurs, les artistes contemporains ont une affiliation directe avec le surréalisme par le biais de l’humour et de l’absurde ». Ce que Till retient du surréalisme de manière générale ? L’anti-conformisme et la grande liberté de création. « Même si j’aime maîtriser les différentes étapes de mon travail, il y a toujours au début du processus de création un temps où on laisse l’esprit divaguer. C’est ce moment d’absence de tout contrôle exercé par la raison dont parle Breton. » De façon plus spécifique, l’artiste a particulièrement regardé l’œuvre de Dalí, qu’il a du reste évoquée dans une série à l’ambiance surréaliste inspirée par le maître espagnol.
Bien qu’il se réclame plutôt du romantisme et qu’il préfère employer le terme de réalisme, « déjà extrêmement profond et compliqué », Léopold Rabus n’est pas complètement étranger au surréalisme. « Dans l’imaginaire collectif, j’ai l’impression qu’on rattache le surréalisme à l’étrange et, du coup, je vois une filiation avec le monde d’un Goya ou d’un Füssli. Et me concernant, j’essaie de faire advenir l’étrange, non par des mondes que je pourrais créer, mais par des choses ou des événements communs qui pourraient arriver sans qu’on les remarque. » Ainsi l’artiste observe-t-il un environnement rural et familier, faisant surgir l’étrangeté d’une scène où se mêle ce qui est vu et ressenti. Une vision subvertie du réel souvent teintée d’humour, de dérision, d’absurde. Non par hasard pour cet artiste issu d’une famille de peintres surréalistes, à l’humour volontiers décalé et parodique, et qui a particulièrement été touché par l’œuvre de Duchamp. « Je pense que l’humour sauve beaucoup de créations et a permis une plus grande liberté, voire une plus grande transgression. »
Instinct, automatisme, irrationnel, érotisme, la libération qu’incarne l’esprit surréaliste porte en elle une dimension politique qui entendait résister aux valeurs établies par la société : à tout ce qui obéit au contrôle de la machine, à la mort industrialisée et massive, aux totalitarismes, à la transformation de l’être comme objet de consommation, à la vacuité de l’individualisme moderne, à l’aliénation par le travail à l’heure du productivisme. Pas étonnant que cette poétique surréaliste ait encore aujourd’hui un impact sur le public et les artistes, à l’heure du règne d’un néolibéralisme autoritaire dont le mépris, la violence, l’inhumanité ne cessent de se révéler de manière de plus en plus agressive et frontale, clairement antidémocratique. On retrouve dans les œuvres aujourd’hui, qui se réclament de cet esprit surréaliste, de tels germes de résistance qui permettent de faire levier pour ouvrir le regard sur plus de conscience. Ambiguïté de l’être, vacuité et monstruosité de l’individu, absurdité de la condition humaine, violence de l’érotisme et de l’incommunicabilité entre les êtres, solitude dans la masse : autant d’interrogations que soulèvent les œuvres, de manière plus ou moins sombre, plus ou moins directe.
« Le surréalisme surgit avec les totalitarismes, les mêmes qui se mettent en place aujourd’hui avec les mêmes promesses de dévastation ; leurs œuvres étaient sûrement une résistance à cela, ils étaient mus par un instinct de vie face à l’instinct de mort des totalitaires de l’époque. C’est ce que nous tentons aussi, là est notre complicité avec les surréalistes », soulignent Éric Corne et Daphné Chevallereau. Pour ces deux artistes, le rapport au surréalisme demeure libre et satellitaire. Daphné Chevallereau a beaucoup regardé l’œuvre de Frida Kahlo, qui récusait le terme de surréalisme et revendiquait une totale indépendance dans sa création. Cherchant à conserver une même liberté, Daphné Chevallereau explore les jeux de l’enfance, de la sexualité, de l’inconscient, un peu comme le « journal à cœur ouvert » que constitue à ses yeux la peinture de son aînée. Éric Corne, quant à lui, se sent proche de Chagall, qui n’a jamais adhéré au surréalisme car investissant un espace religieux. Comme son aîné, Éric Corne dit être animé par une iconographie précise (religieuse et picturale). « Mais ces signes peuvent être perdus. Je les pense réalistes, mais ils seront peut-être lus surréalistes, voire naïfs. » On retrouve chez ces deux artistes une parenté indirecte avec le surréalisme : plongée dans l’intimité de l’être, dans ses zones obscures et lumineuses, goût pour l’indicible et le non-communicable, part de mystère assumée dans l’acte créatif et absence de contrôle sur le fil des histoires qu’ils convoquent. Tous deux recherchent une même quête de liberté et d’émancipation : « Être artiste, c’est choisir l’instinct de vie. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Esprit du surréalisme, es-tu (toujours) là ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Esprit du surréalisme, es-tu (toujours) là ?