PARIS
La Fondation Louis Vuitton célèbre le centenaire de la naissance de l’artiste avec une rétrospective couvrant les années 1957 à 2000.
Paris. Avec Simon Hantaï, on est dans la peinture. L’immersion est totale tant ces toiles, souvent monumentales, n’évoquent rien de ce qui préoccupe les habitants de cette planète. Toute référence à l’actualité est bannie, on est dans un univers coupé du monde. Précisons cependant, l’homme n’est nullement indifférent à l’histoire du XXe siècle. Né en Hongrie en 1922, il est arrêté en 1944 pour avoir pris position contre le fascisme mais il réussit à s’échapper. Quelques années plus tard (1957), déjà installé à Paris (où il mourra en 2008), il est en désaccord avec les surréalistes quant à l’attitude du groupe lors de l’insurrection de Budapest.
De même, Hantaï ne se tient pas isolé dans le champ pictural. Un voyage en Italie lui permet de connaître les mosaïques de Ravenne ou l’œuvre de Piero della Francesca. Puis, en 1952, il adhère au mouvement surréaliste, auquel il emprunte les procédés automatiques : frottage, décalcomanie, coulures. C’est d’ailleurs grâce à Breton que, l’année suivante, le peintre réalise sa première exposition personnelle. Un autre rapprochement, qu’Hantaï admit volontiers, peut être fait avec l’expressionnisme abstrait et en premier lieu avec les all over de Jackson Pollock. On peut évoquer également l’influence des signes dessinés par Jean Degottex ou celle de son amie hongroise, Judit Reigl.
Mais il fallait qu’Hantaï trouve son propre chemin car les travaux qui datent de ces années n’ont ni l’originalité ni l’éclat de ceux qui suivront. Sans doute, Peinture (1958) se rapproche de la peinture gestuelle américaine. Cependant, Pollock, avec ses entrelacs et ses boucles qui sillonnent la surface, avec ses parcours fébriles, ne renonce pas à l’idée romantique du corps-à-corps entre créateur et matière. Chez Hantaï, le geste, plus centripète que centrifuge, forme un réseau dense qui dégage une expressivité moins spectaculaire, moins explosive.
Le changement arrive quand l’artiste décide de « peindre ce qui fait peindre » (manuscrit, 1991). Les termes sont parlants, car Hantaï ne se limite pas à « interroger » la peinture. Si la théorie n’y est jamais absente – ses nombreux textes le démontrent –, c’est en expérimentant différentes manipulations qu’il aboutit à des œuvres résolument singulières, des chefs-d’œuvre. Ainsi, le spectateur qui suit le parcours chronologique sur les trois niveaux de la Fondation est happé par deux magnifiques murs de peintures, recouverts de signes mystérieux. Écriture rose (1958-1959) et À Galla Placidia, pareillement datée. Pour réaliser le premier, le peintre recopie chaque jour pendant une année entière des textes liturgiques en y ajoutant des formules philosophiques. Réalisée à l’aide d’encres de teintes proches, l’œuvre, d’un raffinement exceptionnel, est dominée par une harmonie rose. En face, dans la même salle, À Galla Placidia, plus foncée, est formée d’une infinité de petits traits, à l’instar d’une mosaïque byzantine et de ses tesselles. Le titre, qui se réfère au mausolée de style paléochrétien, est un rappel des origines catholiques d’Hantaï. Origines que l’on retrouve dans le sous-titre Manteaux de la Vierge, ajouté par l’artiste à sa première série, « Les Mariales » (1960-1962, [voir ill.]).
Et c’est justement « Les Mariales » qui marquent le point de départ de ce qui va devenir désormais la pratique picturale de l’artiste, son signe de reconnaissance, à savoir le pliage. Systématiquement, les toiles seront désormais pliées et nouées, plongées dans des bains de couleur puis séchées et tendues sur châssis.
En réalité, Hantaï inaugure une série sans fin qui partage le même principe, celui du hasard, mais du hasard contrôlé. Graduellement, car au début il s’agit de toiles froissées « en sorte que toute vision de l’ensemble de la surface du tableau est interdite à l’artiste, qui n’en peut peindre que les parties accessibles à son pinceau »,écrivent les commissaires de sa rétrospective au Centre Pompidou (2013). Puis, à la fois support et matière, les toiles, défroissées partiellement, gardent les aspérités, les creux et les reliefs qui introduisent du tactile dans le visuel.
Ainsi, parfaitement accrochés, défilent les « Catamurons » et les « Panses » (1963-1965), d’une facture plus épaisse, puis les « Meuns » (1967). En 1969 Hantaï entame les « Études » et les « Blancs », une expérimentation aboutissant à la série qui sera au cœur de sa production picturale, les « Tabulas » (1973-1982, [voir ill.]). Ce sont toujours des toiles enduites de couleur et nouées, mais cette fois à espace régulier. Dénouées et tendues, elles forment de magnifiques grilles qui jouent sur l’équilibre entre le blanc retenu dans les plis et les différentes tonalités. Le bleu, récurrent, évoque Matisse, l’une des références majeures d’Hantaï.
Le parcours s’achève sur la période la moins connue de l’artiste quand, retiré du circuit commercial, il poursuit une activité secrète. Réunies dans son atelier, reconstruit pour l’occasion, les « Laissées » (1994-1995), sont des Tabulas de 1981, découpées et recadrées, donnant naissance à une nouvelle série d’œuvres. Les travaux de certains membres du collectif de BMPT, Daniel Buren et Michel Parmentier, un contrepoint radical mais ascétique proposé par la commissaire Anne Baldassari, n’atteignent pas la magnificence de l’œuvre d’Hantaï.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : Simon Hantaï se plie en quatre