À Lausanne, le Mudac montre comment le surréalisme, dans ses motifs et son esprit, inspire les designers depuis cent ans.
Lausanne (Suisse). Le surréalisme est-il vraiment mort ? Il y a bien sûr ce que raconte l’histoire officielle : la dissolution prononcée en 1969 d’un mouvement né en 1924 sous la plume d’André Breton qui en rédigea le Manifeste. Mais pour ceux qui en douteraient encore, l’exposition proposée à Lausanne apportera du grain à moudre – car, oui, l’esprit surréaliste continue à infuser dans le monde contemporain.
Avec « Objets de désir. Surréalisme et design », le Mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains) a repris une exposition itinérante conçue par le Vitra Design Museum (Weil-am-Rhein, Allemagne) en 2019 et qui termine ici son parcours. L’exposition donne aussi le top départ d’une saison surréaliste présentée au quartier des musées de Lausanne, Plateforme 10, et qui courra tout au long de ce printemps 2024 – le Musée cantonal des beaux-arts rend hommage, lui, au mouvement par le biais du jeu, tandis que Man Ray est à l’honneur jusqu’en août à Photo Élysée.
Aborder aujourd’hui le surréalisme à travers le prisme du design, c’est aller à l’encontre d’une idée reçue : celle selon laquelle c’est justement l’intrusion du surréalisme dans la culture populaire qui fit courir le mouvement à sa perte. « C’est le contraire qui est vrai, selon la perspective du design », explique Mateo Kries, directeur du Vitra Design Museum et commissaire de l’exposition. L’histoire du design ne s’est pas créée uniquement en se fondant sur des recherches d’innovation technique et de fonctionnalité, mais dans un esprit d’ébullition permanente à partir d’émotions et de fantaisie.
Pour commencer, il faut se plonger dans la période d’effervescence du mouvement dans les années 1930 et 1940 : c’est l’objet d’une première salle d’exposition réussie qui fait cohabiter archives photographiques avec œuvres d’art et créations de design de ces deux décennies. « Libérant le design de la rationalité, le surréalisme a fait du design un moyen d’expression », résume Mateo Kries. L’inconscient, le hasard, le rêve : autant de concepts phares du mouvement que des designers de l’entre-deux-guerres reprennent à leur compte, s’essayant eux aussi au détournement d’objets. Ainsi en est-il des essais surprenants que Le Corbusier tenta en architecture à l’aube des années 1930, mais encore des sculptures biomorphiques que les designers Ray Eames ou Isamu Noguchi créèrent outre-Atlantique où le mouvement se répandit. Le designer Carlo Mollino et Salvador Dalí lui-même donnèrent naissance à des pièces de mobilier étonnamment proches de la figure humaine, affublant de mains et de jambes tables et chaises.
Cette fusion explosive entre l’objet fonctionnel et le vivant se retrouve dans tout le parcours de l’exposition : un siège en forme de pied signé Gaetano Pesce côtoie l’œil géant en céramique conçu par Man Ray et les réalisations de la Suissesse Meret Oppenheim, tels ces bracelet de fourrure et gants irrigués de nerfs. Plus récemment, avec une théière en forme de crâne de porc et son enveloppe en fourrure de rat musqué (2003), la designer néerlandaise Wieki Somers crée un objet subversif dans lequel l’attraction se mêle à la répulsion. Toujours ce grand écart entre « ce qu’on voit et ce qu’on paraît voir », insiste le commissaire de l’exposition. Autrement dit, entre ce que l’on voit et ce que l’on veut voir.
Un même esprit joueur relie Tour (1993) de la designer italienne Gae Aulenti, une table dotée de roues de bicyclette dans un esprit ready-made évident – clin d’œil à la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp –, à cette désormais fameuse Horse Lamp (2006) du studio Front. Plus loin, une main ouverte est devenue un siège ou une colonne dorique, un tabouret (Capitello, 1971, de Studio 65). La citation, le fragment, principes surréalistes présents dans les tableaux de De Chirico ou de Dalí dont les reproductions agrandies, à défaut des originaux, ornent les murs de l’exposition, prennent corps dans de nombreux objets.
Le catalogue du vocabulaire surréaliste ne serait pas complet sans la dimension érotique qui est ici sous-tendue dans le titre de l’exposition, « Objets de désir ». Il y a de l’Éros dans l’air avec l’iconique Bocca Sofa (1970, [voir ill.]) de Studio 65 adapté du Sofa Mae West de Dalí, mais aussi un grain de Thanatos dans une série de sièges étranges – ainsi de ce fauteuil qui s’apparente à une chaise de torture (Alberto de Braud, An Unconfortable Place, 1992). Le regard est provoqué, les sens irrités par des broches en forme d’araignée signées Louise Bourgeois, jusqu’à la Table with Bird’s Feet de Meret Oppenheim dont les serres acérées des pieds effraient quelque peu.
En hommage enfin à la « pensée sauvage » conceptualisée par Claude Lévi-Strauss et qui eut une influence certaine sur le mouvement surréaliste, la dernière étape du parcours s’aventure dans le domaine des arts extra-européens – on retiendra en particulier la réalisation des Brésiliens Fernando et Humberto Campana, évocation d’une ronde cabane amazonienne aux longs fils de raphia viscose qui cache une structure d’étagères (Cabana, 2003). On retrouve aussi dans cette dernière salle des dessins du designer français Ronan Bouroullec tracés à la manière de l’écriture automatique, une activité dont il revendique la pratique pour développer de nouvelles formes et idées de design. Peut-être pourrait-on déplorer l’aspect fourre-tout de cette fin de parcours, mais l’accumulation ne fut-elle pas une vertu célébrée par le surréalisme ? Avec sa conclusion qui prend la forme d’un collage ou d’un patchwork, l’exposition s’apparente, elle aussi, à un objet surréaliste
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Ces surréalistes objets de désir