Royaume-Uni - Art moderne

Quand le Surréalisme déchaînait les passions

La Tate Modern offre à la galaxie surréaliste son premier rassemblement du XXIe siècle

Par Sebastian Smee · Le Journal des Arts

Le 26 octobre 2001 - 1361 mots

Nul doute que le Surréalisme constitue une véritable avant-garde, avec son manifeste, ses engagements politiques, ses polémiques, ses victoires et ses exclusions. Héritier du XIXe, omniprésent dans l’histoire de l’art de la première moitié du XXe, il est l’un des principaux mouvements du siècle passé et ses images continuent de résonner. Alors que Beaubourg promet pour février prochain la « Révolution surréaliste », acte initial du mouvement, la Tate Modern rouvre la saga d’André Breton et des siens dès cet automne en optant pour l’exploration du « désir débridé ». Un programme que nous fait partager Jennifer Mundy, commissaire de l’exposition.

L’influence du Surréalisme sur la culture populaire et la publicité est certainement plus importante que celle de n’importe quel autre mouvement artistique. Notre société et ses messages consuméristes ne célèbrent-ils pas la satisfaction immédiate du désir ? Jennifer Mundy, commissaire générale de l’exposition de la Tate Modern, tient à tempérer cette impression. André Breton, le père du Surréalisme, “a écrit une courte note à la fin de sa vie, dans laquelle il se déclarait quelque peu opposé à une éducation sexuelle exagérée auprès des jeunes. Je pense qu’il voulait dire que la relation érotique entre les femmes et les hommes doit, ou devrait, conserver une part d’ombre – quelque chose de secret, et l’importance que l’on peut donner à l’éducation sexuelle tue cette part de secret. Certains aspects du Surréalisme sont toujours explorés de nos jours. L’importance donnée à l’autobiographie, aux différentes épaisseurs du moi, sont des aspects que l’on retrouve dans l’art contemporain. Pour toute une génération de visiteurs, ce sera la première occasion qu’ils auront de découvrir une grande étude sur le Surréalisme”.

Et pour cause, le mouvement n’avait pas eu l’honneur d’une grande exposition à Londres depuis “Surrealism and Dada”, présentée à la Hayward Gallery il y a vingt-trois ans ! Pour le XXIe siècle, la Tate s’est décidée à réunir l’intégralité de la nébuleuse surréaliste. Couchée sur papier, la liste tient presque du cadavre exquis : Agar, Aragon, Arp, Bellmer, Benoît, Cahun, Donati, Duchamp, Gorky, Hugo, Moore... Près de trois générations, et deux continents se croisent là, comme pour rappeler que le Surréalisme est une histoire de rencontres, d’amitiés mais aussi d’exclusions. Les plus grands artistes “surréalistes” – Picasso, par exemple, ou encore Giacometti – n’étaient-ils en fait engagés qu’en périphérie, ou pour de courtes durées, même s’ils ont pendant ces années réalisé quelques-unes de leurs plus belles œuvres ? “La plupart des artistes et des poètes qui ont appartenu au mouvement suivaient des trajectoires propres qui ‘croisaient’ le Surréalisme”, corrige Jennifer Mundy. En charge des expositions internationales de la Tate pour la période 1900-1960, la commissaire générale estime que “ces trajectoires étaient définies par les amitiés et parfois même par les ruptures ; elles étaient parfois définies par la guerre... Je pense donc que chaque histoire personnelle est plus compliquée qu’on pourrait le croire. Rares sont ceux qui étaient présents dès les débuts et qui sont restés pendant les quarante années de vie du mouvement. Mais cela ne change en rien l’importance que le Surréalisme pouvait représenter pour eux. Beaucoup ont pioché certaines idées, ont reçu la confirmation de leur rébellion personnelle, de leurs attitudes anticonformistes, et ont poursuivi leur chemin. Néanmoins, leur travail partageait certaines des idées du mouvement”.

Des hauts et des bas
Malgré son influence sur d’autres grands mouvements de l’art moderne qui lui ont succédé, tel l’Expressionnisme abstrait, et sa survie à travers des figures emblématiques comme Louise Bourgeois, la réputation du groupe de Breton a connu des hauts et des bas au cours des cinquante dernières années. “Surrealism : Desire Unbound” (Surréalisme : le désir débridé), la grande exposition de la Tate Modern vise à dissiper les malentendus. Premier d’entre eux, la relation avec la littérature. Si l’exposition, divisée en 13 sections, renferme 450 pièces, elle ne sont que pour moitié des œuvres d’art, l’autre étant d’intérêt “documentaire”. Jennifer Mundy entend montrer là l’importance décisive de la poésie et de l’écriture aux yeux des surréalistes. Pour ce faire, une des salles est “une sorte de passage flanqué de vitrines dans lesquelles nous présentons quatre-vingts livres, explique-t-elle. C’est très visuel, car les écrivains avaient eux aussi une sensibilité visuelle, et il existe de merveilleuses collaborations”. Pourtant, le propos est de s’opposer à la vieille allégation qui cantonne les recherches des surréalistes à des questions essentiellement littéraires : “l’aspect littéraire n’est pas marginal, mais central. Je pense que les artistes n’auraient pas réalisé les innovations formelles que l’on connaît si leur travail avec les poètes n’avait pas été une source d’inspiration. Mais il n’y a rien de mal à cela ! Les artistes puisent à diverses sources, et la collaboration entre les artistes et les poètes a conduit les peintres à défier et à éprouver le langage officiel. Cette collaboration est la griffe du mouvement. Même si la critique moderne considère que c’est une faiblesse du Surréalisme, c’était avant tout une source d’innovation. Les livres que nous exposons sont exceptionnels. Certains ont été écrits de la main même des poètes, et ils y ont ajouté des documents spécifiques relatifs aux relations qui les ont inspirées, comme la version initiale d’Au défaut du silence de Paul Eluard. Publiée anonymement en 1925, elle était illustrée par Max Ernst”.

Question de désir
Le Surréalisme a ses ancêtres littéraires (Lautréamont...), mais il a aussi son histoire de l’art, avec les symbolistes, ou, plus près de lui, Dada. De nombreux surréalistes ont d’ailleurs appartenu au mouvement “anti-art”, né avec la Première Guerre mondiale. Mais là où Dada était animé par un esprit nihiliste, le Surréalisme se voulait plus optimiste. Il appréhendait avec confiance les possibilités de l’homme, aussi bien individuelles que sociales. C’est justement cet aspect que l’exposition souhaite explorer à travers son thème principal : “le désir débridé”. La moitié de l’espace que la Tate Modern réserve aux expositions temporaires a été spécialement aménagée par les architectes McCormack et Jameson Pritchard pour symboliser les “mécanismes du désir”, avec au centre un noyau noir, métaphore du désir. “Le désir était la clé d’une vision optimiste de la vie. Plutôt que d’accepter l’image de l’homme esclave de son travail, outil de la société et de la religion – rappelons qu’il s’agit là d’une génération qui a vécu la Première Guerre mondiale –, ils voulaient croire que l’homme était avant tout assoiffé d’amour, de poésie et de liberté. Et considérer le désir comme un aspect essentiel de la nature humaine était partie intégrante de leur vision d’espoir de changement et de révolution”, explique la commissaire. Mais l’apologie que les surréalistes faisaient du désir était aussi teintée d’implications plus sombres. L’exposition de la Tate regorge d’œuvres d’artistes – Dalí, Bellmer et Bourgeois, pour les plus connus – suggérant des aspects plus destructeurs du désir.

Sur ce chapitre, les remises en causes récentes des théories de Freud constituent pour les acteurs du Surréalisme une certaine reconnaissance. “Les surréalistes eux-mêmes, rappelle Jennifer Mundy, se montraient dubitatifs face à certains aspects de la psychanalyse freudienne. Ils ont pris acte et accepté son idée selon laquelle nous sommes des animaux sexuels guidés par des instincts sexuels, et ils se sont servis de ses écrits pour expliquer certains aspects du comportement. Mais ils n’acceptaient pas la notion que Freud avait de ce qui était normal ou pas, comme ils n’acceptaient pas les applications thérapeutiques de la psychanalyse. En fait, ils voyaient surtout la psychanalyse comme un adjuvant à ce qu’ils faisaient en tant que poètes et créateurs. Ils ne privilégiaient pas une approche scientifique des mécanismes de la psyché aux dépens de la compréhension intuitive qu’ils avaient de leurs actes, comme lorsqu’ils pratiquaient l’écriture automatique, créaient des œuvres d’art ou encore analysaient leurs expériences amoureuses. Et de ce fait, même si Freud est actuellement discrédité ou perçu davantage comme un écrivain créatif que comme un scientifique divin, ses théories répondent bel et bien à leur vision surréaliste. Chacun peut explorer la psyché, et il n’est pas nécessaire de se soumettre aux lois des scientifiques.” Science sans conscience...

- Surrealism: desire unbound (SURRÉALISME : LE DÉSIR DÉBRIDÉ), jusqu’au 1er janvier 2002, Tate Modern, Bankside, Londres tél. 44 207 887 80 00, tlj sauf mercredi 10h-18h, catalogue.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : Quand le Surréalisme déchaînait les passions

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