PARIS
Entre la Barcelone, capitale catalane à l’éveil du modernisme, et le Paris des avant-gardes, de nombreux liens se sont tissés entre la fin du XIXe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale. Les dates retenues pour l’exposition du Grand Palais « Paris-Barcelone, de Gaudí à Miró », comme bien souvent pour ce genre de manifestation panoptique, apparaissent assez cohérentes et naturellement artificielles, 1888-1937.
En mai 1888 s’ouvre à Barcelone l’Exposition universelle dans l’ancienne citadelle aménagée selon les plans de Josep Fontserè et qui marque la construction de nombreux symboles, tels l’Arc de triomphe, le Palais des beaux-arts et l’Hôtel international conçu par Lluís Domènech i Montaner, tout comme le café-restaurant de l’Exposition, rebaptisé “Castell dels Tres Dragons” en référence à son aspect néomédiéval, tours imprenables parées de brique ocre. C’est dans ce bâtiment austère, un peu kitsch, que viendront s’installer, à la demande de l’architecte, la fine fleur espagnole des artisans du fer, du verre ou de la céramique émaillée. Ils formeront les laborantins d’un art moderne décoratif, synthèse entre industrie et art, mobilier et architecture, marqué par le style gothique ou, plus tard, par les fameuses expressions de l’Art déco catalan.
“À partir de 1880, rappelle Brigitte Léal, conservateur en chef au Musée national d’Art moderne du Centre Georges-Pompidou, en charge du commissariat général de l’exposition aux cotés de Maria-Teresa Ocaña, directeur à Barcelone du Museu Picasso, Barcelone change de visage avec le tracé d’un plan haussmannien mené par l’architecte français Léon Jaussely, qui est calqué, par ses larges avenues, la place de ses jardins publics et des édifices, sur le modèle parisien. La puissante cité bourgeoise s’affranchit des autres villes espagnoles avec la construction, à partir de 1884, de la Sagrada Familia, projet d’une basilique par Gaudí, dont le chantier se déroule aux lueurs des lampes à pétrole et est laissé inachevé en 1926 à la mort de l’architecte. L’œuvre fantasque vient répondre, dès son origine, à la rénovation par Viollet-le-Duc de Notre-Dame. Cet art fantastique est méprisé par les contemporains de l’Art nouveau français – l’exposition ‘Gaudí’, en 1910, qui se tient à Paris reçoit peu d’écho – et l’on parle alors d’un ‘art dahoméen’. La reconnaissance viendra des surréalistes séduits par les aspects morbides, très présents dans l’œuvre de Gaudí, et par l’usage de formes délirantes, comme ces portes en forme de foie de veau, le côté facteur Cheval de l’architecture ou la conception polychrome des bâtiments.”
Raccourci vers la modernité
La question opportune d’une exposition Paris-Barcelone vient révéler des ambiguïtés fort singulières. Comme le rappelle l’historien Paul Aubert : “Même si elles sont parfois intenses, les relations franco-catalanes se fondent sur un développement économique et un intérêt politique inégaux. La France, qui trouve en Catalogne une région favorable à ses investissements, une terre d’accueil pour ses artistes, ne semble s’intéresser à celle-ci que de façon intermittente et ne retient de Barcelone – que ses urbanistes ont contribué à modeler – que la légende d’une ville sulfureuse. Elle oublie la ferveur moderniste et surréaliste que le franquisme, comme le reste, va occulter. Refuge de l’avant-garde artistique, terre de lutte idéologique de pays tiers, la Catalogne trouve en France, où se forment ses plus grands artistes, un raccourci vers la modernité. Ses politiciens nationalistes, las d’être majoritaires chez eux et minoritaires à Madrid, y cherchent quelques théories pour affirmer dans la francophilie une forme de patriotisme supérieur : la revendication de l’autonomie politique, la construction d’un État catalan, afin de faire coïncider la puissance économique et la décision politique. Si les circonstances font échouer ce projet politique, la projection esthétique du catalanisme est éclatante. Car les plus ardents, même s’ils furent conservateurs, comprirent qu’ils ne pouvaient construire une culture qu’au contact d’une modernité.”
À Céret, Braque et Picasso comme “une cordée en montagne”
Ambigu parcours de ces artistes transfrontaliers. Picasso en tête, avec Juan Gris, et Miró et Dalí – qui ne sont pas tous catalans –, ils cherchent tous, un temps, la lumière d’une Barcelone éclairée. La ville catalyse leur jeunesse, leur ardeur d’une culture populaire, à l’accent voyou, leur exil qui nourrit l’ambition de trouver un débat intellectuel, des marchands et des collectionneurs dans un Paris-Babel, cité polyglotte des avant-gardes et des poètes. Alors que de l’autre côté des Pyrénées, ni Puvis de Chavanne – dont l’œuvre phare Le Pauvre Pêcheur fait sensation à la grande exposition d’art français à Barcelone, en 1917, et influence le mouvement nationaliste catalan et arcadien du Noucentisme (Le Nouvel Ordre) –, ni Braque, ni Matisse, ni Derain, ni Maillol ne cherchent à calquer un quelconque voyage vers Barcelone comme l’on cherchait naguère un pèlerinage esthétique à Rome. Il est juste de dire que Barcelone, sur ce point-là, n’a pas de raison d’être nommée.
Mais il est tout aussi pertinent de regarder une carte pour relever, le long de la frontière, une succession de villes-étapes, petits coins de paradis pour artistes désargentés et complices avant tout : c’est Céret, berceau, entre 1911 et 1913, du Cubisme où Braque et Picasso forment un duo, comme une “cordée en montagne”, et où s’arrêtent pour un temps le sculpteur Manolo, les peintres Herbin, Gris ou Kisling ; c’est Collioure, à deux pas, avec Matisse, et Banuyls avec Maillol, que les artistes classicisants du Noucentisme catalan nommeront “l’artiste roussillonnais”. “Les artistes du Noucentisme, mouvement qui éclôt à Barcelone, sous l’égide de l’écrivain Eugeni d’Ors, insiste Brigitte Léal, vont en pèlerinage chez Maillol à Banyuls, mais en même temps, profitant de la proximité des lieux, ils visitent Matisse à Collioure, et vont saluer leurs compatriotes Picasso et Juan Gris, à Céret. Il n’y a donc pas de rupture pour ces artistes dont les œuvres, certes guère novatrices, sont à la croisée d’un retour esthétique focalisé sur le classicisme français et d’une revendication politique pour une Catalogne autonome.”
Dalí et le Purisme
Le jeune Dalí, fasciné par le Derain du retour au classicisme et les figures ingresques de Picasso, montre d’ailleurs, lors de sa première exposition sur les Ramblas, dans la galerie du marchand Josep Delmau, en 1923, un ensemble de paysages à la facture légère : vue de l’Ampurdàn natal, et portraits d’un père austère, d’une sœur vue de dos, dans l’esprit des figures monumentales néoclassiques, œuvres robustes, aux couleurs aqueuses et délavées. “Il est à lui tout seul un amalgame, observe Brigitte Léal, il fait un art hybride qui se réclame à la fois de Cézanne et de Puvis de Chavannes dont il ira copier les fresques au Panthéon ! Et sa lecture préférée se révèle être la revue, qui aura tant de succès dans les cercles intellectuels espagnols, L’Esprit Nouveau de Le Corbusier, séduit par le parallèle entre la pureté de l’art grec et celle du Purisme. Dali est très influencé par le Purisme autant que par la peinture métaphysique de Chirico.”
Mais c’est à Paris, sous l’aile de Breton, que Dalí s’en ira conjuguer un Surréalisme fantastique de figures absentes, molles, à la remémoration, quasi hypnotique, des lieux très précis que sont Figueras (Pharmacien de l’Ampurdàn ne cherchant absolument rien, 1936), Cadaquès ou le cap de Creus en toile de fond de son Grand Masturbateur de 1929. Faut-il en déduire que le Surréalisme a été la grande affaire franco-catalane ? À l’appui, on peut se souvenir des trajets de Dalí à la suite de son ami Miró, dont la première exposition a lieu chez Delmau, à Barcelone, et qui dira à propos de son tableau de 1923, La Femme, au réalisme fabuleux, emprunt de gaucherie romane et de collages des éléments figuratifs dans la composition, qu’il est “le résumé de sa vie en Catalogne”.
Adieu à la manière catalane et à un “itinéraire sentimental” qu’évoque Jacques Dupin, davantage qu’à un pays, dont le sentiment vif sera, bien sûr, encore vivifié sous les atrocités de la guerre civile. Mais aussi, destin moderne de l’artiste, résumé par sa fameuse devise : “Il faut être catalan international.” “Son aspect ‘catalan international’, constate Brigitte Léal, on le retrouve dans La Baigneuse, tableau qui a appartenu à Leiris, avec Miró presque abstrait, peignant des signes minimaux, où le bleu fait référence à l’azur mallarméen. Le parcours de ces artistes est imprégné de poésie française.”
Et c’est sensibilisé à l’Espagne par Miró que Masson s’en ira, cette fois, peindre pendant plus de deux ans dans le petit village de Tossa del Mar. “Bataille travaille alors dans sa petite maison froide où il écrit Le Bleu du ciel, commente Brigitte Léal, alors que Masson peint des œuvres violemment colorées où planent les allusions à la mort, à la corrida, à des batailles d’insectes et à des figures faméliques. À Tossa, tous deux sont fascinés par la violence qu’ils abordent de façon philosophique par la référence nietzschéenne, mais c’est une violence qu’ils vont vivre dans l’histoire.” Acéphale, la scandaleuse revue fondée par Masson avec Caillois, Klossowski et Jules Monnerot, qui voit le jour à Tossa en 1936, porte en couverture l’image d’un homme décapité, dessin à la plume de Masson, qui présage bien plus que le repli d’un artiste en querelle violente avec Breton à Paris. Il est annonciateur d’un temps violent et d’une désintégration d’une Europe, celles des hommes et des artistes, dont Masson aura la lucidité de constater : “Je me suis enfui en Espagne, après les troubles fascistes de février 1934, j’ai fui le fascisme pour me réfugier dans un pays qui allait être fasciste.” Acte et décès d’un Paris-Barcelone que l’exil forcé des artistes d’après-guerre, fuyant la dictature de Franco – tels Tàpies ou Arroyo –, ne pourra plus guère raccommoder.
Jusqu’au 15 janvier 2002, Galeries nationales du Grand Palais, place Clemenceau, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, ouvert tlj sauf mardi, 10h-20h et mercredi 10h-22h, catalogue, sous la direction de Brigitte Léal, RMN, 680 p., 390 F (59,46 euros).
À lire également : Barcelone fin de siècle, Éditions Hazan, 2001, 400 ill. en couleur, 500 p., 375,20 F (57,20 euros).
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Entre Barcelone et Paris, l’art abolit les frontières
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : Entre Barcelone et Paris, l’art abolit les frontières