Art moderne

Qui a peur d’André Breton ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 2 septembre 2024 - 1313 mots

À l’occasion du centenaire du surréalisme, le Centre Pompidou retrace plus de quarante ans d’effervescence créative. Or de nombreux artistes ont connu avec le chef de file du mouvement des relations houleuses.

« Tu n’as plus qu’à aller te faire pendre avec tes monstres sacrés, tes lévites aux yeux d’escargot. […] Va, pleutre, et que cette lettre te serve de carte d’adieu », écrit André Breton (1896-1966) à Philippe Soupault en 1927. Ensemble, avec Louis Aragon aussi, ces jeunes hommes âgés d’une vingtaine d’années avaient fondé un mouvement artistique révolutionnaire, né de la découverte de l’inconscient par Sigmund Freud et de la réaction au traumatisme des tranchées, le surréalisme, dont le Centre Pompidou célèbre le centenaire par une ambitieuse exposition thématique. Trois ans à peine après la publication du Manifeste du surréalisme par André Breton, Philippe Soupault, qui sans doute n’a pas l’esprit de groupe, s’éloigne du mouvement. En 1929, André Breton publie un Second Manifeste du surréalisme, pour redéfinir le mouvement dans son rapport au parti communiste et faire de vifs reproches à ceux qui refusent ce rapprochement politique. Ceux-ci, derrière Georges Bataille et Robert Desnos, lui répondent par un violent pamphlet, Un cadavre. L’histoire a marqué les esprits, d’autant que tout au long de l’existence du mouvement, qui a duré plus de quarante ans, d’autres encore – Salvador Dalí, Paul Éluard ou Louis Aragon – ont pris leurs distances… On tient souvent celui qui s’est imposé comme le chef de file du surréalisme pour responsable de ces défections. Fallait-il vraiment avoir peur d’André Breton ?« L’histoire du surréalisme a été réécrite, à charge, après la Seconde Guerre mondiale », nuance Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition « Surréalisme ». Il faut dire qu’André Breton était devenu la boussole d’un mouvement international, ayant essaimé aussi bien en Amérique qu’en Asie, et incarnant l’intelligence d’avant-guerre. Un certain nombre de ses anciens amis, Éluard, Aragon, Tristan Tzara, devenus stalinistes, ne ménagent pas leurs coups, tandis que d’autres jeunes loups de la littérature française veulent exister contre celui qui est le plus présent à l’époque, le surréalisme, qu’ils discréditent, à travers la personne d’André Breton, présenté comme un « pape », intransigeant, caractériel et dominateur.

Naissance du surréalisme

Certes, André Breton n’est pas un tiède. Dès l’âge de 20 ans, ce jeune homme au grand pouvoir de séduction fascine ceux qui le rencontrent. Il fait la connaissance de Louis Aragon dans un hôpital militaire, en 1917. Aragon tombe littéralement amoureux de lui. « Il y a en moi quelque méchanceté nerveuse. J’ai BESOIN d’éprouver ton amitié. Et tu ne réponds pas à mes lettres, il y a trop de temps entre nous. ALORS je voudrais te BATTRE comme on fait les femmes rebelles », écrit-il en 1918 à ce meilleur ami trop lointain. Il n’est pas le seul à faire partie de sa bande. En 1920, c’est avec Philippe Soupault, rencontré grâce à Guillaume Apollinaire, que Breton rédige un des premiers textes surréalistes, Les Champs magnétiques. Pour Breton, le monde est à réinventer, la vie à réenchanter. « Transformer le monde, a dit Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un », clamera cet aventurier en 1935. Pour l’heure, ses amis et lui – Aragon, Soupault, Desnos ou encore Éluard –, tous très jeunes, se réunissent au café, partageant un dégoût et un écœurement envers les valeurs occidentales de progrès, qui ont mené selon eux à cet échec qu’a été la guerre, et un puissant esprit d’insubordination. Au printemps 1924, Louis Aragon publie Une vague de rêves, qui définit déjà ce que sera le surréalisme. En octobre, André Breton fait paraître le Manifeste du surréalisme. Le mouvement est né.Il attire à lui tous les jeunes révoltés de l’époque, fascinés par la liberté que leur propose le surréalisme et attirés par son charisme. Bien plus tard, en 1969, dans un très beau portrait intitulé André Breton a-t-il dit passe tout juste réédité [lire p. 127], Charles Duits se souvient de sa rencontre avec ce dernier, exilé aux États-Unis, en 1942, alors que lui-même est un tout jeune poète de 17 ans. Elle a bouleversé sa vie. Violent, Breton ? Au contraire. « De Breton n’émane que la chaleur et l’or », écrit Charles Duits. « Breton était plus que poli, il était courtois. Il avait une façon d’incliner la tête lorsque je lui parlais qui sentait l’ancienne cour », décrit-il encore, en évoquant cet homme chez qui, dans chaque échange, « sous une forme ou sous une autre, l’essentiel était toujours présent ». Car c’est bien de l’essentiel qu’il est toujours question pour Breton. Or « Breton était beaucoup plus émotif que ne le sont la plupart des hommes », observe Charles Duits. Ainsi, L’Amour fou n’est pas seulement, pour Breton, un livre : « il le vit, l’expérimente, l’incarne chaque jour dans le surréalisme – avec ses illuminations, mais aussi ses drames », remarque Didier Ottinger. Le texte de Charles Duits évoque, ainsi, une rupture survenue avec Breton, avant leur réconciliation, des années plus tard, à Paris. « J’éprouvais à son égard une inexplicable irritation, laquelle cherchait sourdement un chemin vers le jour […] Scorpion, je ne supportais pas le côté solaire, jovien de Breton. Il faisait fermenter mes puissances nocturnes. […] Au surplus, je voulais affronter la célèbre colère », écrit-il. Elle advint. « Malgré moi, j’admirais le prodigieux talent avec lequel il me tuait […]. Il avait parfaitement vu cette chose que je tentais de cacher, cette secrète imposture, le fait que je jouais à la révolte, que je dirigeais sur le monde un revolver chargé à blanc. »

Amitiés incandescentes et franches hostilités

Souvent, les amitiés brisées se refont. Une façon de s’éprouver, d’éprouver le surréalisme. Ainsi, André Masson, qui s’était éloigné de Breton en 1929, revient en 1936, après un long séjour en Espagne. « Le groupe dure quarante ans : comment [suite p. 77] conserver des amitiés et des engagements toujours intenses, dans un siècle traversé par les guerres et les totalitarismes ? », interroge Marie Sarré, commissaire de l’exposition « Surréalisme » au Centre Pompidou. D’autres amitiés, comme celles avec Alberto Giacometti lorsqu’il décide de revenir au modèle vivant, perdurent malgré les divergences esthétiques.Certaines, cependant, ne résistent pas. Salvador Dalí, ce jeune génie arrivé à Paris en 1926 qui, pour André Breton, avait incarné le surréalisme, s’exclut du mouvement lorsqu’il exprime son admiration pour le franquisme et le nazisme. Quant à Louis Aragon, il rompt avec le groupe après avoir participé, en novembre 1930, au congrès des écrivains révolutionnaires. Marqué par la propagande soviétique, celui qui applaudira les condamnations à mort des anciens bolcheviks lors des procès de Moscou, abjure Freud, s’accusant de s’être fourvoyé dans le surréalisme. Dès lors, pour Breton, trotskiste, il n’est plus seulement question de ne plus fréquenter Aragon, mais de le combattre. À la suite de la « déstalinisation » du PCF après 1952, un collaborateur des Lettres françaises, que dirige Aragon, fait part à André Breton du souhait de ce dernier de le rencontrer : « Dites-lui qu’il y a trop de morts entre nous », répond Breton. Aragon, n’ayant sans doute jamais cessé d’aimer Breton et pris de remords pour son stalinisme, déclarera en 1966 à la mort de celui avec qui il avait fondé le mouvement surréaliste : « André Breton fut le meilleur ami de toute ma jeunesse. Je suis bouleversé. »

Lire le surréalisme 

À travers des archives inédites et des documents rares – manuscrits et dessins –, le service historique des éditions Gallimard retrace l’histoire du mouvement surréaliste, depuis l’héritage d’Arthur Rimbaud et du dadaïsme jusqu’à la publication du Traité du style où Louis Aragon commence à prendre ses distances avec le groupe qu’il avait contribué à fonder, en passant par les chefs-d’œuvre surréalistes de l’entre-deux-guerres, Nadja et L’Amour fou, Le Paysan de Paris ou encore Capitale de la douleur.

Marie Zawisza

 

« Des surréalistes à la NRF. Des livres, des rêves et des querelles (1919-1928) »,

Galerie Gallimard, 30, rue de l’Université, Paris-7e, 5 septembre au 12 octobre 2024.

À voir
« Surréalisme »,
Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e, du 4 septembre 2024 au 13 janvier 2025. [lire p. 30]

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Qui a peur d’André Breton ?

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