Le sujet est délicat, sensible même, et pourtant aussi nécessaire que piégé : existe-t-il une « peinture de femme » ? Pour répondre à cette question, nous avons donné la parole aux premières concernées : les peintres femmes.
Fruit de longues luttes individuelles et de combats politiques, de désirs d’émancipation et d’évolution des mentalités, la reconnaissance et la visibilité des femmes artistes aujourd’hui se sont largement développées. Cette avancée s’est matérialisée en art par une multiplication d’expositions consacrées exclusivement aux femmes comme, par exemple, maints rassemblements de femmes peintres, très en vogue ces derniers temps. Conséquence du juste désir de rétablir une certaine parité, ce phénomène est aussi salutaire que nécessaire. Toutefois, il interroge : ce serait quoi une « peinture de femme » ? Est-ce un parti pris d’exposition nécessaire ? Ou même pertinent ? Cela sert-il vraiment le travail des femmes ?
À la question « Existe-t-il dans votre peinture une spécificité féminine ? », beaucoup répondent sans hésiter : « Surtout pas ! », affirme Cristine Guinamand, propos complétés par Karine Hoffman : « Ni dans le sujet ni dans la touche. » Ces deux peintres se sentent plus proches de démarches masculines, le « rapport amoureux et de rivalité » d’Hoffman dialoguant avec Velázquez, Manet, Goya, Rothko, Golub ou l’expressionnisme allemand aussi regardé par Guinamand. Leurs tentatives ? Se confronter à « des questions formelles qui témoignent de questions humaines et universelles », comme l’explique Hoffman qui évoque « le passé familial pour parler du monde entier », en écho à la Shoah, à la violence de la perte et de l’absence. Il ne faut surtout pas se limiter à des « questions de femme », « être enceinte, la souffrance du corps féminin, les récits intimes d’adolescence… » « Tout cela ne me touche pas, note Cristine Guinamand. Même s’il y a dans mon travail des obsessions personnelles, il est nécessaire de dépasser l’anecdote pour que l’œuvre soit plus universelle : la grande histoire, la guerre, la disparition de l’espèce, ça dépasse la limite du genre… Je recherche une peinture ambiguë mais accessible à tout le monde, une peinture du peuple. » « Personnellement, je ne sais pas ce que c’est des “questions de femme”. La maternité ? La sensibilité ? La sensualité ?, s’interroge Maël Nozahic. Mais tout cela n’intéresse pas que les femmes. Pareil pour la manière de peindre : certains artistes masculins ont un style délicat, romantique, évanescent et certaines femmes ont une pâte violente et sombre. Toutes ces catégories propres au genre sont des stéréotypes qui n’ont plus de raison de perdurer. La peinture transcende les genres car elle touche à l’être humain, sa condition, ses émotions, son devenir. » Ce qui intéresse Maël Nozahic, ce sont les sujets « universels » et « classiques » : la nature, la culture, le mythe ou l’imaginaire populaire. Des représentations de personnages costumés « dont il est difficile de définir le sexe ». Et lorsque l’artiste choisit de les dénuder, « non pour parler de féminité ou de masculinité mais pour replacer le corps dans son état de nudité naturelle », c’est une façon pour elle « d’affirmer l’égalité des sexes ».
Se méfiant des cloisonnements, qui peuvent « mettre en boîte des artistes plutôt que de les mettre en valeur », Florence Obrecht préfère la liberté et la diversité au militantisme et au dogmatisme. Elle ne veut pourtant pas « nier non plus sa féminité » et constate qu’il y a de nombreux échos autobiographiques dans son travail, en lien avec sa vie de femme, comme la présence de son mari, ses enfants et beaucoup de portraits féminins. Mais, même si cela est « important, le fait que je sois une femme n’est pas tout ; ma peinture est liée à la personne que je suis », avec la complexité de l’expérience humaine, l’ouverture culturelle et la multiplicité de points de vue que cela induit chez tout individu. Et quand elle réalise une œuvre, peinture, sculpture, objet ou textile, cela lui permet « de construire un monde où l’humain et la mémoire sont au centre ». Que « ce monde ait l’air d’être féminin ou pas, précise Florence Obrecht, je ne me pose pas la question. Je fais les choses que je dois faire. »
Pour Min Jung-Yeon, si son œuvre peut faire écho à sa vie de femme, et si l’artiste perçoit dans sa manière « une douceur, comme une caresse » qui peut être lue comme « féminine », elle ne renie pourtant pas sa part de « masculinité ». Son œuvre demeure d’ailleurs ambivalente : dans les sujets – souvent ouverts à des résonances mythologiques, ils interrogent des instincts propres à tout individu, comme la jalousie ou l’animalité – comme dans la forme, Min Jung-Yeon joue sur l’union des contraires, comme en témoigne sa récente exploration du tissage au Musée Guimet. Il est aussi question de maternité chez Marlène Mocquet, dont l’œuvre représente souvent des œufs ou des éléments sortant du corps. Pourtant, considère-t-elle, « si je représente la procréation, et cela bien avant d’avoir moi-même été mère, ce n’est pas vraiment en tant que femme mais plutôt en tant qu’artiste, car, finalement, c’est de création dont il s’agit : créer, c’est mettre au monde et mon travail peut être perçu comme une sorte de big bang ». Du reste, précise-t-elle, « ce qui m’intéresse, c’est une quête identitaire, être le plus sincère et le plus libre possible, rechercher un état d’équilibre où l’union des polarités est nécessaire ».
« S’il y a souvent une maternité ou une naissance dans mon travail, note Oda Jaune, ce n’est pas le fait que je sois moi-même une femme ou une mère mais c’est plutôt parce que je suis arrivée au monde par une femme qui m’a donné naissance, comme tout le monde. » Ainsi, précise-t-elle, « ce qui m’intéresse, c’est l’âme humaine, qui elle n’est pas genrée. Mon travail tente d’explorer le subconscient et quand je peins, je ne dirais pas que je suis une femme ou un homme, je dirais que je suis peut-être comme une enfant qui vient au monde à chaque fois pour la toute première fois, sans préjugé, sans appartenance nationale ou idée politique quelconque. »
C’est aussi d’enfance dont il est question dans le travail de Cristina Ruiz Guiñazú. « Nous peignons nos fantasmes, dit-elle, ce qu’il y a de plus archaïque en nous, d’où le fait qu’il y a dans mon travail beaucoup d’enfants, particulièrement des filles, sans que cela corresponde à un genre. » Si l’on y retrouve des échos autobiographiques, sa peinture soulève des questions universelles qui transcendent son histoire personnelle. Ainsi de sa nouvelle série À la recherche du bonheur, sorte de « quête identitaire » qui interroge, à travers la philosophie du XVIIe siècle, des notions fondatrices de la nature humaine : « bonheur, désir, liberté, religion, ignorance et raison, affects, passions, politique ».
L’omniprésence de la femme, de son corps nu, érotique, dans le travail de Nazanin Pouyandeh résulte, entre autres, du fait qu’elle est une femme. Bien sûr, dit-elle, « ma féminité est présente dans mon travail, mais tout comme mes origines iraniennes et la dénonciation de la censure ou la recherche de liberté du corps ; tout cela s’imprime dans l’œuvre de manière inconsciente, je ne me revendique pas peintre iranienne féministe, je suis peintre et je ne veux réduire ma liberté d’expression à aucune limite ». Forte de cette liberté, quand elle représente une vision érotique, « c’est en tant que femme mais aussi avec en tête le fantasme de l’homme, c’est un érotisme partagé qui touche autant l’homme que la femme », note-t-elle.
C’est une même liberté ambivalente qu’on retrouve chez Katia Bourdarel qui aime à croire que « le sexe » de son « cerveau » est « pluriel ». Travaillant sur la question du corps féminin et de ses transformations, Katia considère que si le corps peut être « encore perçu comme un territoire politique clé pour le droit des femmes », il n’en reste « pas moins un sujet universel » qui soulève des problématiques que l’artiste partage avec d’autres peintres, hommes et femmes, de Berlinde De Bruyckere à Jenny Saville, de Francis Bacon à Adrian Ghenie. « Certaines femmes, précise-t-elle, m’ont parfois reproché de véhiculer une image dévalorisante de la femme, ceci m’a toujours sidérée, car en quoi une femme aurait-elle moins le droit qu’un homme de célébrer, de martyriser, d’avilir ou d’aduler le corps féminin ? » Par ailleurs, les mythes, contes et traditions populaires, aussi très présents chez Katia Bourdarel, interrogent « ce qui nous construit, la transmission, le passage, tout ce qui semble être un socle commun à toutes et à tous ».
La mythologie est aussi très présente dans le travail de Sarah Jérôme qui s’intéresse à la nature humaine dans son ambivalence archétypale. Pour elle, il n’y a pas de peinture féminine ou masculine : « Le corps, l’hybride, la maternité sont des sujets que représentent les femmes mais aussi les hommes, tout comme à l’évidence l’on peut trouver de la masculinité et de la violence chez une femme ou de la subtilité et de la sensibilité chez un homme. » Formellement, cette ambiguïté est à l’œuvre chez Sarah Jérôme qui va et vient entre délicatesse du détail et gestualité plus physique. De même, si Sarah représente le corps féminin à travers la cassure et l’enfermement, qui peut être interprété comme un écho à la condition féminine, l’artiste privilégie toujours les strates de lecture et s’intéresse plus « au corps social », au problème d’incommunicabilité entre les individus, moins lié au genre qu’aux différences de contexte social, politique et culturel. « Je crois plus en des spécificités humaines », dit l’artiste.
« Lorsque je peins, note Karine Hoffman, je ne me sens pas femme, mais comme un être qui se débat, qui se confronte à la peinture, lieu de la neutralité des sexes où tu peux t’inventer en permanence. » Faire peinture, voilà ce qui paraît essentiel. Se dégager des cloisonnements, des limites de genre, pour saisir ce qui est à l’œuvre dans une peinture. Pour ne pas passer, note Marlène Mocquet, « à côté de l’impalpable de la création ». Pour ne pas passer à côté de tout ce qui relève de « l’inconnu » et du « subconscient » dont fait état Oda Jaune, de cette « liberté d’expression » évoquée par Nazanin Pouyandeh, de cette « quête identitaire » évoquée par Cristina Ruiz Guiñazú. Parce que « peindre », note Katia Bourdarel, « c’est ouvrir les perspectives infinies de la représentation ; c’est réenchanter la vie ; c’est une mise à l’épreuve du sensible qui rejette toute logique identitaire qui brimerait l’imaginaire. La seule chose qui compte, c’est la poésie, la liberté sans fin et l’invention de soi. »
Ce qui importe quand on regarde une œuvre ? « C’est sa force », note Cristine Guinamand. C’est ce « qu’elle réveille en moi », note Maël Nozahic. C’est, pour Nazanin Pouyandeh, « la manière de peindre et ce qu’on peint » : « Ce que je regarde d’abord, dit-elle, c’est l’œuvre et la façon dont elle me touche, peu importe si c’est une femme ou un homme qui l’a peinte ; la personne disparaît derrière ». Et Oda Jaune d’ajouter : « Si un tableau est assez puissant, il vit par lui-même et n’est plus une “peinture de quelqu’un”, car il vous emmène dans une autre dimension, dans le soi intérieur ou dans un univers totalement nouveau, c’est le mieux qui puisse arriver. »
C’est pour toutes ces raisons que ces peintres, unanimes lorsqu’on leur demande ce qu’elles pensent des expositions de femmes, disent préférer les expositions où se mêlent hommes et femmes. Bien sûr, elles savent, en tant qu’artistes, en tant que mères, la difficulté à exister dans une société à dominante patriarcale. Bien sûr, elles comprennent la nécessité de cette urgence à montrer le travail des femmes pour rééquilibrer une trop longue histoire de censure et de violence à leur encontre. Et pourtant, toutes préfèrent unir que diviser. Toutes savent que cette tendance, qui est aussi quelque part devenue une mode, un filon « qui marche », a ses limites. On aura dépassé l’inégalité quand on cessera de spécifier « artistes femmes », « exposition de femme ». L’égalité et la richesse passent par le dialogue. Et ce dialogue s’affirme lorsque les expositions rassemblent hommes et femmes à travers des thèmes ou des problématiques partagés. Lorsque les œuvres sont jugées pour ce qu’elles sont, indépendamment du sexe de l’artiste qui les a créées. C’est ainsi seulement que le travail des femmes tiendra à côté de celui des hommes et qu’il s’inscrira, comme peinture, dans l’histoire.
Il y a une multitude de spécificités qui se superposent. L’érotisme selon l’imaginaire de Nazanin révèle des pouvoirs d’attraction ou de répulsion comme un feu follet changeant. Il saute et fait des ravages mais n’est jamais trop appuyé dans le sens d’une revendication. Au contraire, il esquive avec grâce le piège du ressentiment et évite ainsi l’affirmation involontaire qui va avec le geste accusateur. Et c’est un érotisme de la peinture, fondant l’excitation de la couleur, la matière, avec celle du sujet.Sur sa nouvelle toile, on voit une sorte de chute du paradis et, sur ma nouvelle toile, il y a aussi une sorte de porte du paradis. Elle peint un incroyable brassage des rites et des mythes et moi je peins un nu au bout d’un tunnel. Bien sûr, nos deux points de vue sont liés à nos appartenances sexuelles et ça provoque parfois des interprétations très drôles, mais il y a aussi ce sujet commun : à quoi ressemble le paradis.Des femmes et des hommes ont l’énergie de se lancer dans ces projets. C’est bien. Toutefois, cette coupe verticale, qui sépare l’humanité entière entre mâles et femelles, peut faire diversion des coupures plus horizontales, comme la répartition des pouvoirs et des richesses. L’approche queer est plus intéressante, tel l’hermaphrodite : valorisé comme demi-dieu dans le passé et traité, dans notre hémisphère culturel, comme une anomalie à corriger. Nous avons trop accordé la sexualité à sa fonctionnalité – procréer – au détriment de sa force transgressive.
Pat Andrea, peintre, marié avec Cristina Ruiz Guiñazú
Je ne vois pas de « spécificités » féminines – ou masculines ! – dans la peinture. Hommes et femmes sont deux facettes du même humain, et leur cerveau fonctionne non selon le sexe, mais selon les individus uniques que nous sommes. Le regard, la curiosité, l’émotion, les sentiments, les énigmes, la beauté : ces éléments sont condensés chez tout artiste, dans la nécessité et l’envie de créer une image peinte. Je ne vois de différence qu’entre une bonne et une mauvaise peinture. La bonne peinture transcende le genre parce qu’elle est universelle, elle ne se réduit pas à un tel clivage.Je vois deux mondes différents, deux manières différentes. Mais nous avons plusieurs fois exposé ensemble en pleine harmonie ; peut-être ne sommes-nous pas si éloignés finalement ? Ce qui nous unit, c’est une figuration imaginaire et une admiration pour les mêmes peintres, historiques ou actuels. Concernant les sujets, Cristina a toujours eu un monde propre : les portraits de famille et des amis, la mémoire de son enfance dans la Cordillère. La violence, le mouvement, l’érotisme sont peut-être absents chez elle. Sa série des grands nus montre des hommes et des femmes nus, tels qu’ils sont, sans sens érotique, monumentalisés. La vraie grande différence entre nous, c’est la manière. Cristina est plus réaliste, là où mon travail tend vers l’irréel. Sa manière est plus méthodique, calme, cohérente, sans expérimentations, sans conneries.Je trouve un peu triste de réduire un(e) peintre à une appartenance, à un genre, à un sexe, à un clan. C’est presque « raciste ». Espérons que cette période absurde où l’on accorde parfois trop d’importance aux quotas de femmes sera bientôt derrière nous. Et sera remplacée par une société équilibrée naturellement et justement respectueuse de l’un(e) et de l’autre.
Axel Pahlavi, peintre, marié avec Florence Obrecht
Dans un commentaire sur le livre de la Genèse, j’avais entendu que le terme utilisé pour la création de la femme était de l’ordre de la construction, alors que celui de l’homme était de l’ordre du modelage. En me basant sur cette idée discutable, je trouve qu’il y a en effet dans la peinture de Florence quelque chose d’une charpente ou d’une monumentalité qui illustre bien ce commentaire biblique.Nous abordons la maternité différemment. Pour moi, c’est comme une figure de pauvreté et de don, alors qu’elle l’envisage comme une figure de force et de vie. Nous nous rejoindrions peut-être dans la figure de Jeanne d’Arc qui porte à mes yeux une sainteté héroïque que l’on retrouve chez Florence. À force de peindre côte à côte, et parfois même ensemble sur le même tableau, il y a une apparente gémellité dans notre pratique. Il n’en est rien. J’ai l’impression de peindre par l’intérieur alors que Florence pose des volumes ; je pense par la lumière et l’ombre, Florence par l’intensité colorée. Nous touchons à la complémentarité. C’est pour cela que nous pouvons nous mélanger dans une même peinture, car nos deux identités persistent totalement, cohabitent, dialoguent.Cela apportera sûrement quelque chose à l’histoire de l’art et à l’histoire de la peinture, qui me semble être encore un bastion de l’homme. J’aurais tendance à déplorer que cela se fasse par haine de la figure masculine, ce qui produirait les effets désastreux de l’exclusion et de l’entre-soi.Si quelque chose transcende notre nature féminine ou masculine, et nous amène à nous questionner en tant qu’être humain, cela se retrouve dans la peinture. La question est de savoir si cette transcendance fait disparaître la question du genre, ce que je ne crois pas. Car si tout est dans tout, l’inverse est vrai aussi.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Femmes peintres ou peintres tout court ?