Le Musée d’Orsay clôt ces jours-ci une grande exposition « Berthe Morisot ». L’institution, suivie à la lettre par beaucoup de commentateurs, a souligné la lecture genrée qu’il importait de faire de son œuvre et de sa carrière, cette « figure majeure » du groupe impressionniste ayant été longtemps maintenue en lisière, jusqu’à ce que des conservatrices de musée américaines la mettent en pleine lumière, il y a déjà plus d’une trentaine d’années.
Le signataire de ces lignes n’utilisera pas cette tribune pour émettre un avis esthétique sur l’artiste Morisot, dans le cadre, par exemple, d’une comparaison avec ses camarades – et fervents défenseurs – Manet, Degas ou Pissarro, non plus, au reste, qu’avec les autres femmes du groupe, Marie Bracquemond, Mary Cassatt et Eva Gonzalès, encore moins avec une Marie Bashkirtseff, désormais elle aussi réhabilitée, tout en étant le vivant exemple d’une esthétique totalement opposée. Non, l’occasion est plutôt ici de reposer la question du sens à donner à toutes ces démarches « exhumatrices ».
Partons donc d’un constat indéniable : la domination masculine, évidente dans l’espace du politique comme dans celui de l’économique, n’a pas manqué de s’exercer, tout autant et depuis aussi longtemps, dans l’espace de la culture et celui des arts en particulier. C’est un point à noter au passage car il contredit l’un des articles de la religion artiste, qui fait d’eux des êtres d’exception, annonciateurs des temps futurs. Sur ce plan-là, en tous les cas, cette société artistique n’a rien annoncé du tout.
Les figures, mieux connues celles-là, de l’égérie et de la salonnière, du modèle et de l’interprète, de l’amante et de l’épouse, de la veuve et de la collectionneuse confirment que la femme n’a longtemps exercé de pouvoir artistique qu’en hors-champ, et surtout, qu’elle crée peu par elle-même : elle « inspire », elle influence, elle promeut. Jusqu’à une période très récente de l’art contemporain, les figures féminines que l’on rencontre sont plutôt de ce type. Au reste, il y a sans doute pire : quand les femmes ont été admises dans le cercle magique, elles ont été longtemps cantonnées à des fonctions, des spécialités, des manières « typiquement féminines ». En peinture elles seront surreprésentées dans le portrait et l’aquarelle, la nature morte et le pastel. Madame Vigée Le Brun triomphe en son temps, mais d’abord parce qu’elle est la portraitiste de la reine.
À partir de là il faut, comme ce devrait toujours être le cas, distinguer le jugement – et l’action qu’il détermine – sur le passé du jugement sur le présent. Dans le présent il est tout à fait souhaitable qu’une vigilance dans les prises de décision, à tous les niveaux, assure aux femmes une place que l’on qualifiera, faute de mieux, de paritaire. Au XXIe siècle, de plus en plus nombreuses sont les conservatrices, curatrices, galeristes, enseignantes en histoire de l’art. C’est là sans doute la meilleure garantie de ce que le genre finisse, dans un délai pas trop lointain, à ne plus être une donnée dont on tienne compte : la parité sera chose acquise quand on n’en parlera plus. Dans les années 1990 je fus invité à participer au jury d’une éphémère « Fondation Camille » qui avait pour mission, mal comprise, d’acheter des œuvres de femmes artistes. On peut espérer que ce ne serait plus nécessaire aujourd’hui.
Reste la question du jugement rétrospectif sur les femmes écrivaines, musiciennes, sculptrices, peintres, cinéastes… du passé. Là aussi le temps fera son œuvre, mais cette œuvre risque d’être succincte : il suffit de se rappeler que l’École des beaux-arts de Paris est restée fermée aux femmes jusqu’en 1897 pour mesurer à quel point la citadelle était bien gardée, les chances de s’exprimer terriblement restreintes. Les histoires de l’art s’ouvrent désormais à Camille Claudel ou à Artemisia Gentileschi. Pourront-elles aller au-delà ? Il est possible que l’avenir de l’humanité soit radieux, mais penser que l’on puisse en changer le passé appartient à la science-fiction.
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Quand l’art avait un certain genre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : Quand l’art avait un certain genre