PARIS
La peintre impressionniste s’est référée au siècle précédent pour trouver son inspiration et son style.
Paris. À la fin du mois d’octobre 1892, Berthe Morisot (1841-1895) et sa fille, Julie Manet, se rendent à Tours. Eugène Manet, mari de l’artiste et père de Julie, est mort quelques mois auparavant, en avril, et l’un de ses derniers plaisirs avait été un séjour dans cette ville. En octobre, la mère et la fille logent dans la même pension que la famille avait fréquentée précédemment et retournent au musée pour y copier des tableaux. Berthe Morisot choisit de s’inspirer d’un détail d’Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé de François Boucher (1750). Cette toile élégiaque figure à côté de l’original de Boucher parmi les 65 œuvres réunies, au Musée Marmottan Monet, par les commissaires Marianne Mathieu et Dominique d’Arnoult pour documenter le lien profond qu’a entretenu Berthe Morisot avec l’art du XVIIIe siècle.
Vers 1883-1884, l’artiste avait déjà copié un Boucher : il s’agissait du détail de deux nymphes d’après Les Forges de Vulcain ou Vulcain présentant à Vénus des armes pour Énée (1757), exposé au Louvre. « Exécuté pour orner le trumeau d’un miroir [du salon-atelier] dans l’attente d’y disposer une décoration promise par Claude Monet,écrit Marianne Mathieu dans le catalogue, le Boucher est ensuite accroché dans la cage d’escalier de l’appartement de l’artiste […]. C’est un point important. L’inventaire après décès de son époux Eugène Manet, établi pièce par pièce en 1892, nous apprend que Morisot n’y vivait pas avec ses œuvres. » Les nymphes n’ont donc pas trouvé place dans l’appartement pour flatter l’ego de l’artiste mais en hommage à un peintre qu’Eugène appréciait d’ailleurs autant que Berthe.
Comme son mari – la lignée maternelle d’Édouard et Eugène Manet avait conservé un château dans son « jus » du XVIIIe siècle –, Berthe Morisot a été élevée dans ce goût. Sa famille était notamment liée à celle de Léon Riesener dont l’hôtel parisien s’ornait de la tenture des Fêtes italiennes d’après Boucher, soit une quinzaine de mètres de tapisseries entourant un salon d’apparat, au premier étage occupé alors par une locataire, la sculptrice et peintre suisse Adèle d’Affry, duchesse de Castiglione Colonna, dite Marcello (1836-1879). Celle-ci, qui fut l’amie la plus proche de Berthe, est l’autrice de sculptures représentant Marie-Antoinette et d’un Portrait de Berthe Morisot peint en 1875 dans lequel l’artiste porte une robe moirée de rose et de bleu dans l’esprit du XVIIIe siècle.
« Les inoubliables personnages de la tenture des “Fêtes italiennes”, assis à même le sol en milieu naturel, passeront dans les scènes et les compositions champêtres de Morisot »,écrit Dominique d’Arnoult dans le catalogue. Mais dans son œuvre infuseront aussi les Fragonard et les Watteau qu’elle découvre peut-être dès l’exposition de 1860 à la galerie Louis Martinet, les Watteau et les Goya qu’elle admire à Madrid en 1872, les portraits anglais de femmes et d’enfants qu’elle connaît d’abord par des reproductions publiées en France, puis qu’elle retrouve lors de son voyage de noces, à Londres, en 1875. En 1880, le critique Charles Ephrussi écrit à propos des tableaux qu’elle expose : « Cette légèreté fugitive, cette vivacité aimable, pétillante et frivole rappellent Fragonard. » Grâce à la vente des œuvres d’un collectionneur – Hippolyte de Walferdin –, à la suite de son décès, on redécouvre à cette époque le peintre du XVIIIe siècle dont la parenté d’esprit avec Berthe Morisot sera tellement commentée qu’on finira par croire, y compris dans la famille, à un lien du sang que des études récentes présentées à l’exposition infirment.
C’est dans le pastel du XVIIIe siècle que Berthe Morisot a trouvé sa modernité. Léon Riesener était un pastelliste très doué et il lui a certainement prodigué ses conseils. Elle apprécie la rapidité que permet ce médium, tant dans le plein air que pour les portraits. En 1885, elle s’enthousiasme pour les œuvres de Jean-Baptiste Perronneau exposées à la galerie Georges Petit. Désormais, c’est au pastel qu’elle prépare ses toiles, qu’elle en trouve les harmonies colorées. Et elle garde, dans les huiles sur toile, l’aspect saisi sur le vif et inachevé que permet le pastel : le pinceau est utilisé, comme le serait le bâtonnet de couleur, pour tracer des traits épais ; le fond reste apparent ; les teintes vives se juxtaposent ; les blancs se nuancent de tons clairs. Accrochées parmi ses pastels, les peintures Portrait de Louise Riesener (1881), Fillette au jersey bleu (1886), Enfants à la vasque (1886), Fillette à la mandoline (1890) et Julie Manet et sa levrette Laërte (1893) montrent à quel point de perfection elle a amené cette technique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°622 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Chez Berthe Morisot, la modernité vient du XVIIIe siècle