La confrontation d’un artiste, qu’il soit peintre, photographe ou cinéaste, aux horreurs de l’humanité est toujours matière à discussion.
S’il ose les représenter, il peut être accusé de spectacularisation, de les exploiter à son seul profit, surtout si le résultat est décevant. S’il veut manifestement les dénoncer, il risque l’emphase en plus. À cet égard, Gerhard Richter montre un comportement plus complexe, capable de retenue et de louable distance mais aussi de manipulation de documents originaux. Pratique très critiquable pour un artiste à juste titre mondialement reconnu, qui, à 93 ans, va bénéficier encore d’une imposante rétrospective à Paris, cet automne à la Fondation Louis Vuitton. Tel est le constat auquel Éric de Chassey, directeur de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), aboutit dans son dernier ouvrage1, remarquable par son analyse du sens des images et sa large documentation minutieuse. Livre resté curieusement confidentiel jusqu’à ce qu’il remporte le Prix Pierre Daix, créé par François Pinault.
Ainsi qu’il l’a reconnu lui-même, Richter appartient à une famille composée d’acteurs et de victimes du nazisme, comme beaucoup d’Allemands de sa génération. Famille qu’il a choisie au milieu des années soixante, comme sujets de tableaux : Oncle Rudi, son parrain engagé très jeune dans la Wehrmacht, Tante Marianne, euthanasiée à cause de sa schizophrénie, Famille à la mer où figure son premier beau-père, un gynécologue réputé mais qu’une enquête en 2012 révélera comme ayant été un ardent militant de l’eugénisme nazi. Archives à l’appui, Chassey rappelle que Richter a tenté à plusieurs reprises de réaliser des tableaux à partir d’images documentant les camps de concentration. En 2014, nouvelle tentative en se basant sur des photographies prises clandestinement à l’été 1944 par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, ces détenus contraints à collaborer avec les SS. Ces quatre images sont les seules aujourd’hui à documenter l’avant – des femmes forcées à se dévêtir, attendant d’être dirigées vers la chambre à gaz – et l’après, la crémation à l’air libre de corps gazés. Entre les deux, une horreur impossible à photographier. L’artiste s’essaie d’abord à peindre une version réaliste en grisaille, projetant les images sur quatre toiles de grand format vertical. Insatisfait, il recouvre ces essais avec des couches de peinture brune, noire, blanche puis rouge et verte, avant de les racler avec une spatule. Le résultat atteint une forte puissance plastique, n’étant plus figuratif sans devenir complètement abstrait. Le cycle Birkenau– nom du centre de mise à mort – est né et ne va cesser d’être exposé. Mais les images sources sont invisibilisées. À cause de cette indétermination sémantique, Richter et les commissaires des expositions décident que le cycle doit être présenté avec des documents l’explicitant. Ainsi, il voisinera avec quatre tirages numériques signés Richter, réalisés à partir des images du Sonderkommando. Mais, comme l’a constaté Éric de Chassey – le premier à l’écrire –, l’artiste n’a pas hésité à recadrer ces images, à modifier leur orientation pour les verticaliser, à bouleverser leur ordre chronologique pour les présenter comme une sorte de retable déployé. « L’opération à laquelle Gerhard Richter soumet ces photographies est empreinte d’une gravité extrême », juge Chassey. Souvent lors des expositions, les légendes de ces « œuvres » ont posé un problème supplémentaire, en ne faisant pas référence aux membres du Sonderkommando ou en les citant comme s’ils étaient des artistes et non des détenus. Pourquoi un tel accompagnement purement esthétique, irrespectueux de la mémoire de la Shoah ? « La volonté d’affirmer sa maîtrise et de “tout” peindre peut se transformer en hubris dangereuse », répond l’auteur.
1. Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter. Éric de Chassey, Gallimard, 104 p., 20 €.
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Gerhard Richter : représenter l’horreur nazie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°652 du 28 mars 2025, avec le titre suivant : Gerhard Richter : représenter l’horreur nazie