Son nom demeure confidentiel, son record aux enchères culmine à 12 000 euros, ses œuvres ne sont entrées dans la collection du Musée national d’art moderne qu’en 2024… Gérard Zlotykamien n’est pourtant pas un artiste émergent : il fêtera ses 85 ans le mois prochain.

Il est même un immense peintre ; pionnier incontesté, celui qu’on surnomme « Zloty » est tout bonnement l’inventeur du street art, à Paris… en 1963 ! Soit plusieurs années avant que le graffiti n’envahisse les murs américains. Abyssal, l’écart entre son importance – tant historique qu’artistique – et la reconnaissance que son pays lui a réservée est l’incarnation parfaite de ce paradoxe bien français qui a relégué nos artistes à l’arrière-plan.
Il faut remonter au début des années 1960, alors que Paris était encore considérée comme la capitale mondiale de l’art. Zloty est alors l’élève d’Yves Klein, qui lui enseigne le judo et affermit sa vocation pour la peinture ; le 19 octobre 1960, il est l’un des six à tenir ferme la bâche dans laquelle l’artiste amortit son légendaire Saut dans le vide. Trois ans plus tard, Zloty participe à la prestigieuse Biennale de Paris. Avec Eduardo Arroyo ou Mark Brusse, il y réalise L’Abattoir, qui dénonce les régimes dictatoriaux, en Amérique latine mais aussi en Europe. L’œuvre est censurée. Pour le jeune Zloty, c’en est trop : désormais, il ne laissera personne s’interposer entre lui et le regardeur. Il commence à tracer sur les murs de la ville, d’abord à la poire à lavement puis au spray, les silhouettes de ses Éphémères, qui redonnent corps aux victimes des folies destructrices du XXe siècle, dont la Shoah et la bombe atomique.
L’alors toute-puissante école de Paris vit ses derniers feux. Le 20 juin 1964, à la 32e Biennale de Venise, Robert Rauschenberg remporte en effet le convoité Lion d’or, jusque-là chasse gardée des Français (Jean Fautrier et Alfred Manessier l’ont reçu lors des éditions précédentes). Âgé de moins de 40 ans, l’un des inventeurs du vif-argent Pop art américain envoie au tapis l’honorable Roger Bissière, qui accuse le double de son âge, tenant d’un paysagisme abstrait post-cubiste pétri d’harmonies sourdes. Si l’historien de l’art Serge Guilbaut a raconté dans son fameux ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne (1983), force est de reconnaître que la France lui a facilité la tâche !
Ce qui nous ramène à Zloty. Son importance historique est avérée : le chercheur de référence sur le sujet, Denys Riout, confirme la prééminence de ses interventions urbaines, désormais soulignée par les conservateurs les mieux informés, comme Sophie Duplaix, qui a fait rentrer ses œuvres au Centre Pompidou, ou Hugo Vitrani, qui l’a mis à l’honneur au Palais de Tokyo en 2023. Son importance artistique ne fait pas plus de doute ; elle est reconnue depuis longtemps par toute la scène urbaine française (l’une des plus actives et précoces, depuis 1981) : Jef Aérosol, André, Blek le Rat, Invader, Jérôme Mesnager, Miss.Tic…
Résumons : Gérard Zlotykamien est un artiste majeur, sinon le plus important, du mouvement artistique le plus populaire dans le monde – comme en témoignent les millions de followers de Banksy ou Kaws, loin devant les stars du marché Damien Hirst ou Jeff Koons. La France s’est-elle appuyée sur cet atout incomparable pour augmenter son rayonnement ou conquérir un nouveau public ? Nous ne lésinons pourtant pas sur l’appui aux fondations privées, censées nous mettre au diapason international, ni sur l’instauration de comités théodule pour favoriser l’éducation culturelle et artistique et élargir les publics. Mais nous refusons toujours d’envisager sérieusement la question de l’offre, y compris quand celle-ci associe au plus haut qualité et attractivité. Dommage, car d’autres s’en emparent à notre place. Le 22 décembre dernier, le curateur star Hans Ulrich Obrist était ainsi à Paris, en compagnie d’Hugo Vitrani, pour y mener l’un de ses célèbres entretiens avec… Gérard Zlotykamien. Est -ce le déclic qui manquait pour que son œuvre reçoive enfin toute l’attention qu’elle mérite ? C’est réjouissant, mais un peu rageant, aussi. C’est le théorème de Zloty.
Gérard Zlotykamien est exposé jusqu’au 5 avril à la Galerie Mathgoth (Paris-13e).
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Le théorème de Zloty
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°651 du 14 mars 2025, avec le titre suivant : Le théorème de Zloty