Street art

TERMINOLOGIE

Créer dans la rue a-t-il un nom ?

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2019 - 915 mots

Graffiti, post-graffiti, street art, art urbain : la terminologie utilisée pour désigner et qualifier les pratiques exercées sans autorisation dans l’espace public est loin d’être établie.

Aujourd'hui les termes de street art et de graffiti ont cessé d'être équivalents. © Photo PxHere, CC0.
Aujourd'hui les termes de street art et de graffiti ont cessé d'être équivalents.
Photo PxHere

En 1985, le commissaire d’exposition Allan Schwartzman publie aux États-Unis un ouvrage intitulé Street art. S’y mêle sans distinction ce qui s’expose alors depuis une dizaine d’années dans l’espace public new-yorkais, le plus souvent sans autorisation : silhouettes de Richard Hambleton, truismes de Jenny Holzer, whole cars [wagons entièrement couverts de peinture] de Blade, Seen ou Futura 2000, bas-reliefs de John Ahearn et Rigoberto Torres, pochoirs de John Fekner, dessins à la craie de Keith Haring… En France, la même année, Le livre du graffiti de Denys Riout, Dominique Gurdjian et Jean-Pierre Leroux agrège, lui aussi, tout l’éventail bigarré des expressions murales, depuis les simples inscriptions tracées par des mains anonymes jusqu’aux éphémères de Gérard Zlotykamien et aux pochoirs de Blek le rat.

Vandales vs vendus

Trente-quatre ans plus tard, il n’est plus trop question de désigner aussi génériquement le vaste spectre de l’art urbain. Les termes de street art et de graffiti ont cessé d’être équivalents et se sont spécialisés jusqu’à faire l’objet d’un clivage. Le premier réfère désormais à l’apparition, fin 1990, de formes d’art urbain issues du graffiti, mais en partie affranchies de ses dogmes esthétiques (usage de la bombe aérosol, caractère central du pseudonyme...). Plus figuratives, assertives et grand public, elles sont régulièrement pointées dans le milieu comme un dévoiement commercial du second. « Aux yeux des graffeurs, street art est devenu un terme péjoratif », confirme Christophe Genin, spécialiste du sujet. Pour nommer ce qui succède au graffiti sans pour autant donner dans le mercantile, certains parlent alors de « post-graffiti ». À propos des approches plus politiques de l’espace public, d’autres ont troussé le néologisme « artivisme », même s’il déborde le champ des arts visuels.

Spécialisée et dévaluée, l’expression street art a, en tout cas, peu à peu cédé le pas à celle d’« art urbain ». D’apparence générique, celle-ci ne fait pas pour autant consensus, du fait de son ambiguïté. Assez vague a priori pour désigner toutes les formes d’art dans la ville, elle exclut d’abord l’art public, légal et rétribué, même si les deux catégories sont désormais poreuses. Pour distinguer les œuvres de commande des interventions non encadrées, le chercheur espagnol Javier Abarca a ainsi forgé l’expression d’« art public indépendant » : « L’art public indépendant est créé organiquement, de manière bottom-up [ascendante], et diffère par nature de l’art public officiel, comme les murs institutionnels, qui sont créés selon des logiques top down [descendantes] », explique-t-il. L’expression « art urbain » écarte aussi dans les faits les « arts de la rue », qui réfèrent aux œuvres théâtrales et circassiennes hors les murs, et non aux arts visuels avec lesquels ils frayent peu.

Le graffiti du général au particulier

Pourquoi dès lors ne pas employer le terme « graffiti » ? Parce qu’il est polysémique, lui aussi. Issu de l’italien « graffito » (« stylet à écrire »), il entre en usage au XIXe siècle dans les champs de l’histoire et l’archéologie pour désigner les inscriptions officieuses tracées dans l’espace public depuis l’Antiquité au moins, sans que leur portée artistique soit toujours assumée, n’en déplaise à Brassaï. Cela dit, l’intérêt que le surréalisme ou l’art brut portent au graffiti explique sans doute qu’on recoure à ce terme pour désigner l’émergence à New York, dans les années 1960, d’une pratique picturale populaire déployée dans l’espace public, et caractérisée par la réitération, au marqueur ou à la bombe aérosol, d’un pseudonyme. Mais pour marquer l’écart avec le graffiti générique et ce qu’il peut connoter de dépréciatif, certains pionniers du mouvement utilisent plutôt le terme de writing, avant de constater qu’il prête lui aussi à confusion, puisqu’on les prend alors pour des écrivains. Quand émergent en France, dans les années 1980, des pratiques distinctes du graffiti new-yorkais, telles le pochoir d’inspiration punk-rock, on revient là encore au terme de graffiti, qui se spécialise en « picturo-graffiti ». Les tenants du writing, eux, sont nommés graffiteurs, puis graffeurs, tagueurs (de tag, « étiquette », référant à une pratique précise du graffiti writing), voire « vandales » quand la part d’indiscipline de la discipline verse dans le hard-core.

La nomenclature de l’artification

L’« artification » précoce des expressions urbaines est venue corser un peu plus ce casse-tête terminologique. Dès les premières expositions de graffiti dans les galeries d’art new-yorkaises, il est apparu qu’on ne pouvait plus les désigner comme telles, puisqu’elles s’exerçaient désormais hors contexte urbain, sur des toiles. L’exposition que la galerie Sidney Janis consacre, en 1983, à une poignée de writers américains s’intitule donc « Post-graffiti ». Quand il expose sa collection de toiles de Rammellzee, A-One ou Phase2 à la (feue) Pinacothèque en 2015, l’architecte français Alain-Dominique Gallizia ira même jusqu’à forger, au grand dam du milieu, le néologisme de « pressionnisme » – histoire de redorer la rue au prestige des impressionnistes ? Du côté du marché, a également surgi, il y a quelques années, l’expression « art contemporain urbain », qui semble avoir été inventée tout exprès pour légitimer aux yeux des collectionneurs les œuvres de street-artistes créées en atelier. Enfin, quand les pratiques s’institutionnalisent dans la rue, par la multiplication des commandes d’élus, de galeristes ou d’aménageurs, on leur réserve le terme de néomuralisme. Une façon de les placer dans la lignée flatteuse du muralisme (mexicain notamment), mais aussi de les en distinguer, sur le plan politique particulièrement.

Inutile, cela dit, de s’attarder trop longtemps sur ces distinguos sémantiques. Que vous les nommiez « graffeurs », « streetarteurs » ou « artivistes », la plupart des artistes urbains balaieront l’étiquette d’un revers de main et rétorqueront qu’ils sont artistes, un point c’est tout.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Créer dans la rue a-t-il un nom ?

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