Festival

Au Mexique, les métamorphoses du muralisme

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 1874 mots

LILLE

La place accordée à l’art urbain mexicain au sein du festival Lille 3000 Eldorado rappelle que l’art mural actuel puise ses racines, même si ses artistes s’en défendent parfois, dans le muralisme de Diego Rivera voire dans les fresques préhispaniques de Teotihuacan.

Sur un mur pignon de la Maison Folie Moulins à Lille, DaríoCanul et Cosijoesa Cernas peaufinent au pinceau les détails d’un drapé, sur fond de hip-hop scandé en espagnol. Loin de Oaxaca où ils vivent et travaillent, les deux membres du collectif mexicain Tlacolulokos sont venus là dans le cadre de Lille 3000 et de la Biam (Biennale internationale d’art mural). À la thématique « Eldorado » visant à sonder la vigueur créative du Mexique et de l’Amérique latine, les deux artistes répondent d’une allégorie, et invitent à soupeser la « vraie » richesse – « celle qui n’est pas logée dans l’or, mais dans la conscience », précisent-ils. Sur un fond ornemental exécuté au pochoir, leur fresque campe une madone tenant une balance à la main. La jeune femme qui leur a servi de modèle est une connaissance du collectif. Originaire du Honduras, elle s’est agrégée au flot des migrants en route vers l’Eldorado nord-américain, mais son exode l’a fixée à Tlacolula, petite ville située à une trentaine de kilomètres de Oaxaca, d’où sont originaires les Tlacolulokos et d’où ils tirent leur nom. Pour DaríoCanul et Cosijoesa Cernas, son parcours illustre le caractère mouvant des frontières et des identités : « Elle est originaire du Honduras mais, désormais, elle est de Tlacolula », expliquent-ils.

De fresque en tatouage, ces derniers offrent ainsi un démenti au nationalisme mexicain et aux fantasmes de pureté raciale et identitaire, auxquels ils opposent le métissage et la diversité. Marqués à l’extrême gauche, tendance anarchiste, ils conçoivent leurs interventions murales comme autant de façons d’agir sur les représentations. Leur ambition : dignifier l’homme du commun, mais aussi la femme, dont les portraits dominent très largement leurs œuvres : « Au Mexique, la femme est un pilier, expliquent-ils. Pourtant, les mentalités dans les villages demeurent très machistes, et les féminicides sont nombreux à Mexico. »

Le muralisme, une tradition mexicaine

Le portrait monumental que les deux jeunes hommes ont réalisé à la Maison Folie Moulins s’inscrit dans une série de trois commandes in situ dans la métropole lilloise. S’y ajoutent une exposition, « Visualizing Language : Oaxaca in Los Angeles » (déjà présentée à Los Angeles en 2017), au Musée de l’hospice Comtesse, et un événement collectif à la Maison Folie Moulins, qui leur a donné carte blanche pour convier artistes, affichistes et tatoueurs de Oaxaca. Depuis sa venue, le collectif a été suivi à Lille par une petite dizaine d’artistes muraux mexicains et sud-américains. Invités par le collectif Renart dans le cadre de la Biam, Cix, Spaik, Alegria del Prado ou Duek Glez sont des noms familiers aux amateurs de graffiti et de street art. Certains d’entre eux ont d’ailleurs déjà été invités à venir peindre en France, à Bordeaux notamment. À croire que si le Mexique est un Eldorado créatif, l’art mural, tous genres confondus, en est l’un des fleurons.

En la matière, le pays possède, il est vrai, une histoire prestigieuse. Son épisode le mieux connu est évidemment le muralisme porté au début du XXe siècle par les « trois grands ». Dans le sillage de la Révolution de 1910, Diego Rivera, José Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros ont œuvré à doter le Mexique d’une identité visuelle propre, fondée sur la synthèse du modernisme européen et des arts précolombiens. Dans un ouvrage non traduit qu’elle a consacré en 2017 au muralisme contemporain, la journaliste mexicaine Cynthia Arvide rappelle toutefois que l’art mural y est très antérieur au programme gouvernemental d’éducation par l’image créé en 1921 pour seconder le nouvel État socialiste : il remonte aux fresques préhispaniques de Bonampak, Teotihuacan ou Cacaxtla. Or, cet héritage, et plus largement celui des cultures et traditions indigènes, infuse largement la création murale contemporaine.

Les fresques créées à Lille en attestent, et tout particulièrement le Quetzalcóatl peint par Spaik sur le métro aérien de la porte de Douai : divinité centrale dans la mythologie toltèque, le serpent à plumes est un leitmotiv, tout comme les masques (chez Jade Rivera ou Cix par exemple) ou les représentations d’animaux (chez Alegria del Prado). À la tradition des fresques préhispaniques s’ajoute aussi le legs catholique, dont les symboles et figures irriguent le muralisme contemporain. La madone auréolée de la Maison Folie Moulins en est un exemple.

Les héritiers contrariés du muralisme

À Lille, c’est pourtant au muralisme moderne que les artistes urbains sont affiliés. En regard de « Visualizing Language : Oaxaca in Los Angeles » au Musée de l’hospice Comtesse, l’exposition « Mexicano/Intenso » revient ainsi sur le contexte révolutionnaire qui vit émerger le mouvement dans les années 1920, particulièrement dans sa première section intitulée « Terre et liberté », d’après le slogan politique zapatiste. « Ici, le mot Terre est à entendre dans son sens naturel, précise Sylvia Navarrete Bouzard, ancienne conservatrice du Musée d’art moderne de Mexico et commissaire de l’exposition. Il désigne la Terre dans ses liens avec la nature, comme force à la fois nourricière et indomptable. » La place des femmes, sensuelles ou maternelles, constitue l’un des autres fils rouges de l’exposition, tout comme la représentation des cultures indigènes et la fascination pour l’irrationnel, dans la lignée du surréalisme. Le panorama présenté au Musée de l’hospice Comtesse esquisse ainsi un continuum entre la création mexicaine du XXe siècle et les fresques créées dans l’espace urbain lillois, et fait ressortir des thématiques et des figures communes.

Chez les artistes urbains mexicains contemporains, les « trois grands » font pourtant figure de contre-modèles. « Même s’ils travaillent sur de grands murs, dans l’espace public, et représentent des animaux, des indigènes ou encore la faune et la flore du Mexique, ils ne se considèrent pas comme muralistes et n’aiment pas qu’on les considère comme tels », note Cynthia Arvide. « Le muralisme, pour eux, c’est l’ancien monde », confirme Caroline Carton, responsable des expositions de Lille 3000. Il faut bien sûr voir dans cette défiance une manière de marquer l’écart avec les générations précédentes pour se tracer un sillon à soi, sans patronage écrasant. Mais entre les grandes fresques peintes dans la première moitié du XXe siècle et les muraux contemporains, d’autres lignes de fracture se font jour. La première est d’ordre politique. « Chez les muralistes, l’art remplit une fonction éducative, explique Sylvie Navarrete Bouzard. Il permet d’explorer de nouveaux paradigmes en peinture, et vise à enseigner l’histoire du Mexique, et indirectement celle des États-Unis et de l’URSS. Il s’agit de faire circuler des images pour que la société, surtout ses couches les plus basses, s’approprie son histoire, avec une rhétorique très nationaliste. Le muralisme du début du siècle est en somme un instrument de cohésion idéologique et culturelle, alors que chez les Tlacolulokos, il a plutôt à voir avec le graffiti. »

Les principaux intéressés confirment volontiers cette ligne de partage : « Les muralistes étaient des artistes d’État », rappellent-ils. Or, s’il assume une approche sociale et populaire, le collectif refuse par principe toute commande publique au Mexique et ne se conçoit pas vraiment comme le relais de la propagande gouvernementale. « Aujourd’hui, les peintres muraux ont une démarche plus individuelle, d’auteurs », souligne aussi Cynthia Arvide. Quand ils n’excluent pas toute visée politique, ils distillent leur message en sourdine, loin des slogans tapageurs des générations précédentes. Ils privilégient le double sens et l’allusion.

le néo-muraliste

 


Les néo-muralistes sont aussi les enfants de la mondialisation. Quand ils n’ont pas fait de graffiti à l’adolescence, ils ont pratiqué le skate, vu des mangas et des films américains, découvert le monde via Internet et la télévision. Bref, ils sont les métis des flux globaux d’images et d’informations. Ce caractère composite est manifeste chez les Tlacolulokos, dont les fresques associent typographies inspirées du sign painting, tatouages chicanos, culture des gangs et emblèmes de l’hégémonie américaine – Nike et smartphones en tête. De même, chez Spaik, Cix et Duek Glez, les références aux cultures indigènes sont passées au filtre du graffiti writing, culture mondialisée s’il en est. Quand bien même il célébrerait le local et le vernaculaire, le muralisme contemporain est avant tout un phénomène global, sans frontières fixes, d’où son rayonnement planétaire, assuré par la circulation des images sur Internet.

Depuis une petite dizaine d’années, cet avènement d’un art mural mondialisé a d’ailleurs donné lieu à l’apparition d’un néologisme dans le milieu du street art, celui de « néo-muralisme ». « C’est une fusion artistique entre des artistes qui viennent du graffiti et vont vers l’héritage du muralisme, sans forcément en avoir conscience d’ailleurs », décrit Jérôme Thomas, réalisateur d’un documentaire sur le sujet, Sky’s the Limit (disponible sur iTunes) et d’un livre du même nom. Désignant la propension somme toute récente de l’art urbain au gigantisme, le néo-muralisme prolonge en effet l’égomanie du writing dans le contexte de murs légaux, peints le plus souvent au gré de festivals ou de commandes. L’apparition de murs XXL est ainsi largement déterminée par l’institutionnalisation de l’art urbain au cours de la dernière décennie. À Mexico, c’est d’ailleurs l’organisation d’un festival en 2012 (All City Canvas) qui a contribué à rendre visible la scène contemporaine.

Il faut dire que le néo-muralisme est tributaire d’un outil (la nacelle) dont les coûts de location sont inaccessibles dans les conditions « classiques » d’intervention in situ. Son lien avec la commande explique d’ailleurs la référence au muralisme : c’est bien parce qu’il est désormais largement soutenu par la puissance publique ou des intérêts privés (galeries, marques de chaussures ou de boissons, etc.) qu’un art mural monumental a pu se déployer dans de telles proportions. Ironie du sort : les muralistes contemporains se voient alors cernés par la propagande politique et publicitaire, malgré leur défiance de principe.

 

Le street artà Lille 3000 

Associer le muralisme mexicain et latino-américain contemporain à la programmation de Lille 3000 relève de l’évidence, tant le phénomène est consubstantiel, dans l’imaginaire collectif français, à l’histoire culturelle du continent. Pour souligner la vigueur de la scène urbaine contemporaine, les organisateurs de l’événement se sont associés pour la première fois cette année à la Biam. 

 

« Eldorado »,

5e édition thématique de Lille 3000, du 27 avril au 1er décembre 2019. Lille (59), www.eldorado-lille3000.com

à la biam, Moins d’artistes pour plus de murs 

Créée en 2013 par le collectif Renart et déployée dans la métropole lilloise et le Denaisis, la Biennale internationale d’art mural entend, selon son cofondateur Julien Prouveur, « montrer tout l’éventail des pratiques et des techniques, du collage au graffiti à la bombe aérosol ». Cela tombe bien : entre les héritiers du graffiti (Cix, Spaik, Duek Glez, etc.) et les artistes venus à la fresque par d’autres biais (Tlacolulokos, Alegria del Prado, etc.), la scène latino-américaine offre une grande diversité d’approches et d’esthétiques, que la programmation de la Biam reflète largement.Pour sa quatrième édition, l’événement convie une petite dizaine seulement d’artistes mexicains et latino-américains contemporains. « Nous avons voulu inviter moins d’artistes, pour leur proposer plus de murs, explique Julien Prouveur. Chacun d’entre eux en peint deux ou trois. » Leurs interventions associent étroitement les mairies et les associations de quartier, même si la Biam laisse carte blanche à chacun. En marge d’Eldorado, la biennale reste également fidèle à la scène locale, française et européenne. L’édition 2019 présente ainsi des œuvres de Jean Faucheur, Jace, Poes et Jober ou encore BToy.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Au Mexique, les métamorphoses du muralisme

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