Si nombre d’artistes se sont d’abord formés dans la rue, le passage de l’art urbain à l’art contemporain ne va pas de soi. Comment aborder dès lors la galerie ou l’institution ? Une trajectoire initiée hors les murs est-elle un tremplin vers une carrière, ou un bagage encombrant ?
Des hommes glissent, s’élancent, s’envolent, défient la gravité, retombent. Sous les roues de leur skateboard, les sculptures monumentales qui jalonnent l’espace public se révèlent des rampes de skate dont les courbes, les obliques et les pans inclinés offrent autant d’occasions de s’étourdir, au gré d’un jeu déjà décrit par Raphaël Zarka dans La Conjonction interdite comme un mélange de vertige et de compétition.
Après avoir compilé sur Internet et dans les magazines spécialisés une série de photographies en noir et blanc, l’artiste français, lui-même skateur, a tiré de cette rencontre improbable entre skateboard et art public contemporain une exposition au BPS22 à Charleroi et un livre, également intitulés Riding Modern Art [éditions B42, 150 p., 22 €]. Raphaël Zarka y montre le télescopage de deux cultures, et semble dire tout à la fois leur antagonisme et l’évidence de leur rencontre. A priori, ce sont deux mondes que tout oppose : l’un est officiel, l’autre officieux, l’un professionnel, l’autre ludique, l’un « adulte », l’autre adolescent. Entre leurs tenants, la défiance semble réciproque. D’ailleurs, au fil de Riding Modern Art, version livre, quelques pages laissées blanches, mais légendées, viennent signaler le refus par certains artistes d’accorder à Raphaël Zarka le droit de reproduire leurs œuvres – sans doute de peur d’encourager une pratique susceptible de les dégrader. Et pourtant, comment ne pas voir dans les figures aériennes des skateurs une manière de lire une intention esthétique, sinon de « performer » telle sculpture comme un musicien interprète une partition ?
Riding Modern Art pourrait, à bien des égards, être tenu pour un reflet plus général des relations ambivalentes entre cultures urbaines et art contemporain. De même que Raphaël Zarka a longtemps hésité à se saisir du skateboard comme objet artistique légitime, de même, nombre d’artistes forgés à l’école de la rue, via le graffiti notamment, semblent se frayer difficilement, parfois à regret, un chemin vers le monde de l’art… Certains marquent même explicitement leurs distances, témoin Blu effaçant ses fresques à Bologne en 2016 pour récuser sa participation involontaire à l’exposition Banksy & Co. De fait, comment aborde-t-on la galerie ou l’institution quand on a d’abord œuvré librement dans la rue ? Une trajectoire initiée hors les murs est-elle un tremplin possible vers une carrière, ou au contraire un bagage encombrant ?
Pour la plupart des artistes issus des cultures urbaines, et en particulier du graffiti, la question d’en vivre ne s’est d’abord pas posée : si les premières expositions suivent de peu l’essor du phénomène à New York à la fin des années 1960, elles concernent une minorité de pratiquants, que le marché aura d’ailleurs tendance à vite balayer au profit de peintres affiliés à tort à cette culture, comme Jean-Michel Basquiat et Keith Haring. La plupart des writers, y compris ceux qui trônent au sommet, se sont exprimés – et continuent à le faire – en toute ignorance des mondes de l’art, et sans aucun souci d’y faire carrière.
D’ailleurs, dans le milieu, l’opportunité même de désigner le graffiti comme un art fait débat : « Je m’inscris en faux avec tous ceux qui nous racontent que les gamins qui peignaient le métro à New York étaient des artistes, affirme Nicolas Gzeley, graffeur sous le nom de Legz et rédacteur en chef de Stuart. Avoir voulu leur prêter de telles intentions est déjà une manipulation. C’est un peu comme le fantasme du cannabis qui mènerait aux drogues dures : le graffiti ne mène pas forcément à une carrière d’artiste. »
Lui y voit plutôt une pratique ludique qu’on adopte à l’adolescence par attrait pour les marges. D’ailleurs, s’il continue à scruter de près le graffiti et à l’exercer, Nicolas Gzeley a tourné le dos à une carrière d’artiste : « J’ai choisi de préserver ma pratique de toute question commerciale pour mieux en garder le principe de base : peindre ce que je veux, où je veux, quand je veux », explique-t-il. Il est évidemment très difficile de quantifier la proportion de graffeurs qui ont fait un choix similaire. Certaines études sociologiques sur le sujet suggèrent que la plupart prennent leur retraite avant même l’âge de la majorité pénale. La criminalisation du phénomène n’en serait pas la seule raison : il faudrait aussi invoquer le mélange de compétition et de coopération propre à ce milieu, qui incite les pratiquants à transmettre oralement leur savoir-faire au risque de se voir supplantés par une nouvelle génération.
Une fois passée l’adolescence, la tentation de raccrocher est d’autant plus grande que l’élite culturelle a longtemps offert aux artistes urbains de très minces débouchés. « Dans les années 1990, notre seul avenir était de devenir graphistes », rappelle Nicolas Gzeley. Lek & Sowat, duo de graffeurs venu sur le tard au monde de l’art, fait le même constat : « Faire carrière était inconcevable, expliquent-ils. Il n’y avait pas de galeries, pas de marché, aucune grammaire à suivre. On n’avait pas fait d’école d’art. Pourtant, on continuait à peindre. Ce truc d’adolescent qu’on n’avait pas lâché, on s’est dit que soit on cherchait à en vivre, soit on arrêtait tout. »
En 2010, en plein essor de l’art urbain sur le marché, le duo invite une quarantaine de graffeurs français à investir un ancien supermarché au nord de Paris. Ce Mausolée – nom qui dit bien qu’une page se tourne à l’époque – offre un miroir aux événements dédiés aux cultures urbaines, dont « Né dans la rue », organisé un an plus tôt à la Fondation Cartier : « Toutes les expositions auxquelles nous allions disaient cette culture de la défaite si typiquement française. On n’y voyait que des étrangers, alors que la scène locale était hyperintéressante. On ne nous y racontait pas l’histoire du graffiti tel que nous l’avions connu. »
Invités au Palais de Tokyo entre 2012 et 2014 dans le sillage de Mausolée, Lek & Sowat y poursuivent avec l’exposition « Terrains vagues » cet inventaire de la scène hexagonale. Ils y questionnent aussi, sur le mode de l’effraction propre au graffiti, la possibilité d’exposer ce dernier en institution. S’ensuit une série d’interventions éphémères, d’infiltrations et d’explorations d’espaces inaccessibles. Témoin cette trappe où Mode 2, pionnier du graffiti européen, écrit cette phrase lourde de sens : « Underground Doesn’t Exist Anymore ».
Ce « vandalisme invisible » suggère que le passage de la marge à l’institution ne va pas de soi. Mode 2 en sait quelque chose : depuis ses débuts en 1984 à Londres, il a eu tout le loisir d’observer la façon dont les curators, les galeristes, les journalistes abordaient le graffiti. À savoir : de manière partielle et souvent partiale, à l’aune de leurs propres intérêts, et au risque de ce qu’il nomme « un millefeuille de désinformation ». Dans cette forme d’appropriation culturelle, l’artiste voit d’abord une certaine condescendance des élites pour un mouvement associé un peu vite à la jeunesse, voire aux minorités. « On nous prend toujours de haut », résume-t-il. Il faut aussi y lire l’impossibilité de saisir avec les cadres de référence de l’art contemporain l’essence d’une pratique non académique, « do-it-yourself », et fondée sur une pratique passionnée du lettrage : « Quand on voit un tag dans la rue, il n’y a pas à l’intellectualiser, explique Mode 2. On capte immédiatement si le geste qui a été enregistré là été effectué du poignet, du coude ou de l’épaule. On en perçoit l’énergie, le dynamisme. Nous lisons tout cela d’une manière totalement différente de ceux qui voient le graffiti comme une décoration, comme une abstraction. Pourtant, beaucoup parlent à notre place alors qu’ils ne comprennent pas notre langage. Quand nous essayons de faire comprendre que c’est une culture de la pratique, et pas une culture de l’observation uniquement, on nous accuse d’être sectaires. »
À écouter Mode 2, on saisit que le graffiti, contrairement à l’image purement picturale qu’en donne généralement le marché, implique aussi une position morale, une manière de se tenir dans le monde. Il est affaire de dette et de transmission – d’où la nécessité d’en conserver la mémoire intacte et d’en recueillir les traces, ce que l’artiste anglais fit dès les années 1980 avec un appareil photo. Dans ces conditions, collaborer avec les marques, avec les promoteurs immobiliers, avec les curators soucieux de se valoriser en épinglant comme des papillons les grands noms du street art, se révèle un « grand écart » difficile à tenir. Ainsi, Mode 2 confie avoir refusé nombre d’expositions et de sollicitations – dont « Né dans la rue ». Au risque de se voir éclipsé auprès du grand public et des collectionneurs pressés par des artistes à la « street credibility » douteuse et au talent plus discutable.
Il continue pourtant à exposer ses toiles : jusqu’au 25 novembre, il présente « Descente dans le Sud » à la galerie Nicolas Xavier (Montpellier). Son travail d’atelier lui permet d’approfondir les liens du graffiti avec le rythme, la danse, la musique (ces ponts étaient au cœur de « Préludes », à la Galerie Openspace l’hiver dernier), mais aussi de traiter certains thèmes délicats à exposer dans la rue, comme l’érotisme.
Face au marché et à l’institution, d’autres choisissent de rester discrets quant à leur passé dans la rue. « Le street art est devenu une esthétique plus qu’une pratique, note Nicolas Gzeley. Il permet aux traders de s’encanailler en achetant un Warhol rebelle, avec un Mickey qui coule sur un objet urbain. On peut comprendre qu’un artiste qui se pose des questions sur sa pratique n’ait pas envie d’être associé à ça ! Nombre d’artistes contemporains viennent du graffiti sans qu’on le sache. »
Ainsi, Claude Closky ne fait pas la publicité de ses premières interventions urbaines, et se dit même « un peu sceptique » qu’on veuille revenir sur cette période. Lui ne vient pas du graffiti, mais de la scène affichiste emmenée au début des années 1980 par Jean Faucheur. Il est cofondateur du groupe les Frères Ripoulin en 1984 et organise une série d’affichages collectifs sur des panneaux publicitaires jusqu’en 1987. En 1989, il troque ses grandes affiches colorées pour des dessins au stylo-bille sur format A4. Cette nouvelle orientation formelle explique qu’il n’ait pas senti l’opportunité à l’époque d’évoquer les Ripoulin à ses interlocuteurs dans le monde de l’art. « Je ne le cachais pas, mais ce n’était pas la première chose dont j’allais parler, se souvient-il. Il s’agissait surtout d’éviter les malentendus. » Les diverses formes qu’il explore depuis sont pourtant au service d’une même intention, déjà manifeste dans ses premières affiches : celle d’une mise en question du rapport sens/image/public, d’une critique de la propagande apparentée de son aveu à « une forme de résistance ». Sa dernière performance, qui constituait en la distribution sur l’avenue Winston-Churchill, lors de la Fiac, de bons donnant droit à une réduction sur le stand de la galerie Laurent Godin, témoigne de sa fidélité à cette ligne.
Un passé dans la rue pourrait-il se révéler un carcan ? Les artistes qui l’assument et le revendiquent soulignent aussi ce qu’il y a de stimulant à en questionner les credos en galerie et en institution. Lek et Sowat sont de ceux-là. En 2015-2016, leur désir d’explorer « en graffeurs » des terres vierges les conduit à postuler avec succès à la Villa Médicis. Les travaux qu’ils ont produits là-bas, et qu’ils présentent jusqu’au 18 novembre dans l’exposition « Eterno » à la galerie Wunderkammern (Rome) soulignent leur mobilité esthétique, et leur capacité à se saisir d’une grande variété de thèmes et de médiums. À croire que la rue mène à tout, à condition de ne pas s’y laisser enfermer…
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Y a-t-il un art après la rue ?
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : Y a-t-il un art après la rue ?