Longtemps considéré par les tribunaux sous l’angle du seul droit pénal, le street art y est maintenant abordé de plus en plus souvent comme une création protégée par le code de la propriété intellectuelle. Mais l’application concrète des droits des artistes urbains ne va pas de soi…
En mars 2018, la marque H&M lance une campagne de publicité pour des articles de sport. Un jeune homme y exécute un salto arrière devant une œuvre peinte sans autorisation, dans un parc new-yorkais, par Revok. Le graffeur américain découvre l’affaire et se plaint via son avocat de n’avoir jamais été consulté par la marque de prêt-à-porter. Celle-ci riposte, et engage des poursuites judiciaires contre l’artiste, sous le motif que le graffiti est un crime pour lequel aucun copyright ne saurait s’appliquer. Elle battra en retraite quelques jours plus tard face aux appels au boycott sur les réseaux sociaux et une poignée de vitrines H&M taguées en représailles.
Bien qu’elle ait été largement commentée, l’histoire ne dit pas ce qu’il est advenu ensuite dans le secret des négociations, ni si Revok a reçu d’H&M un dédommagement. Elle vient en tout cas confirmer une évolution du street art : alors même que le fait d’œuvrer sans autorisation dans l’espace public continue de les conduire devant les tribunaux pour dégradation, les artistes sont de plus en plus enclins à saisir la justice pour atteinte à la propriété intellectuelle. Leurs plaintes les plus fréquentes ? La contrefaçon, soit l’exploitation commerciale d’une création sans autorisation ni rétribution, et le vol d’œuvres créées dans l’espace public. Des situations auxquelles la médiatisation du street art et sa progression sur le marché de l’art les exposent avec régularité, et d’autant plus que l’incertitude règne quant à la paternité et la licéité de leurs interventions. « Il y a parfois une méconnaissance du droit de la part des marques, qui pensent qu’utiliser les œuvres dans la rue est légal, résume Charlotte Gré, auteur de Street art et droit d’auteur en 2014 (éditions L’Harmattan). De la part des acteurs économiques, on note aussi un sentiment d’impunité : c’est dans la rue, donc on peut s’en servir. »
Des abus de ce type, Jace en a vécu des dizaines. Depuis qu’il a commencé à peindre dans la rue, il y a bientôt trente ans, l’artiste a vu ses célèbres Gouzous déclinés sans son aval sur toutes sortes de supports – t-shirts, stickers, et même toiles. « Internet permet de diffuser des images partout dans le monde et la copie est devenue beaucoup plus facile, explique-t-il. Mais cette explosion des images et de leur diffusion a aussi permis aux artistes de se rendre compte que leurs œuvres étaient vulnérables. » Pour protéger ses Gouzous, Jace en a d’abord déposé le dessin à l’INPI (Institut national de la propriété industrielle). Il a aussi misé de longue date sur les publications – un moyen sûr d’authentifier son travail in situ. En cas de vol ou de contrefaçon, sa réponse se module en fonction du contrevenant. Lorsque ce dernier est un artisan local, l’artiste privilégie le règlement à l’amiable et la négociation. Mais il en va tout autrement s’il s’agit d’une marque au chiffre d’affaires rondelet. En 2004, il a ainsi engagé – et gagné – un procès contre un fabricant de prêt à porter chinois qui avait reproduit son Gouzou sans jamais l’en informer. « J’étais partagé entre la fierté de voir que mon personnage pouvait intéresser les Chinois, qu’il était suffisamment fort pour qu’ils en fassent commerce, et le sentiment d’être spolié, raconte-t-il. À l’époque, je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse revendiquer des droits sur ce type de création. » Il faut dire que le graffiti est longtemps resté marginal et de ce fait voué à l’éphémère.
Si l’artiste a obtenu gain de cause, c’est que la loi est claire : pour peu qu’elle soit « originale » et « empreinte de la personnalité de son auteur », une œuvre est protégeable, et ce « quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » (art. L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle). « Le droit d’auteur ne s’intéresse pas à la moralité ou à la légalité des créations, heureusement d’ailleurs, note Thierry Maillard, directeur juridique de l’ADAGP (la société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques). Toute œuvre peut être protégée, mais si elle a été créée de manière plus ou moins illégale, cela ne signifie pas que l’artiste d’art urbain jouit d’une impunité s’il dégrade le bien d’autrui (un mur, une boîte aux lettres, un panneau de signalisation…). Il peut être poursuivi et condamné (c’est arrivé à un certain nombre d’auteurs que nous représentons), mais cela n’a pas d’incidence sur la protection de l’œuvre par le droit d’auteur. » Pas plus que n’en a théoriquement le fait, pour les artistes urbains, d’apposer leurs œuvres sur des supports dont ils ne sont pas les propriétaires : le droit d’auteur est un droit « incorporel », indépendant du droit de propriété sur l’objet matériel qui sert de support à l’œuvre. À ce titre, les artistes urbains sont de plus en plus nombreux à s’insurger contre le vol dont sont l’objet leurs œuvres dans l’espace public : « Je m’oppose au nom du droit de suite à ce qu’une œuvre créée dans la rue soit revendue commercialement, notamment parce que ce ne sont pas des œuvres que j’avais destinées à la vente, explique ainsi C215. Quand je crée une œuvre à des fins commerciales, je fais un certificat d’authenticité. »
La protection de l’œuvre de street art ouvre en effet à son auteur deux types de droits : patrimoniaux et moraux. Les premiers concernent la possibilité pour l’artiste d’exploiter son œuvre et d’en tirer un revenu, les seconds lui confèrent celle de fixer les modalités de présentation et de conservation de son œuvre. Ces droits, les artistes urbains sont de plus en plus nombreux à les faire valoir, comme en atteste leur nombre toujours croissant d’inscriptions à l’ADAGP depuis une quinzaine d’années : « Dès le début des années 1990, nous comptions déjà parmi nos membres des artistes comme JonOne, Miss. Tic, Darco, Jean Faucheur ou Jérôme Mesnager, rapporte Thierry Maillard. Mais cela ne représentait que quelques dizaines d’auteurs, davantage fresquistes que graffeurs d’ailleurs. Aujourd’hui, l’ADAGP représente plus de 750 auteurs d’art urbain, dans toute sa diversité, dont près de 600 ont adhéré entre 2004 et 2018. Cette évolution est certainement le reflet de l’évolution du street art lui-même, qui s’est formidablement développé et enrichi et a su trouver son public en tant que genre, dans la rue comme dans les galeries. »
Mais s’il n’a pas d’incidence sur la protection des œuvres, le caractère public et illégal de l’art urbain bute sur une série d’écueils, bien repérés par Nathalie Blanc lors du colloque « Droit(s) et Street art, de la transgression à l’artification » organisé en octobre 2016 à la Bibliothèque nationale de France : « L’illicéité extrinsèque ne paraît pas constituer un obstacle à la qualification d’œuvre de l’esprit, explique-t-elle, mais plutôt une limite à son exploitation, autrement dit une limite à l’exercice des droits reconnus à son auteur. » De fait, comment concilier droit d’auteur et droit de la propriété, dans le cas où le propriétaire d’un mur choisirait d’effacer l’œuvre qui s’y trouve ? Comment arbitrer entre l’application des articles 322-1 et suivants du droit pénal en cas de « dégradation » d’un mur ou d’un train, et l’exercice par un graffeur de sa « liberté de création », scellée dans la loi de 2016 ? Et quid d’un artiste d’art urbain qui intervient sur l’œuvre d’un autre artiste, ouvrant ainsi un conflit entre deux droits moraux ?
Le premier cas a donné lieu récemment à New York à un jugement sans précédent : en s’appuyant sur le Visual Artists Right Acts (Vara), sorte d’équivalent américain du droit moral, un juge a ainsi condamné le propriétaire de 5Pointz, une ancienne usine devenue la « Mecque du graffiti », à verser à 21 graffeurs 6,7 millions de dollars de dommages et intérêts pour avoir effacé leurs œuvres en prélude à la démolition de l’édifice. Mais une telle affaire obtiendrait-elle le même jugement en France, où le droit est pourtant réputé plus favorable aux artistes ? Rien n’est moins sûr : « la jurisprudence sur le sujet est quasi inexistante, note Géraldine Goffaux-Callebaut, juriste et organisatrice en 2016 du colloque « Droit(s) et Street art ». Mais en France, la propriété est un droit absolu, et le propriétaire a le droit de repeindre son bâtiment. » Thierry Maillard va dans son sens : « il paraît difficile, dans cette hypothèse, de convaincre un juge de sanctionner la destruction au titre du droit au respect de l’intégrité de l’œuvre (qui fait partie du droit moral, prévu à l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle). Mais pour la plupart des auteurs de street art, cela fait de toute façon partie des règles du jeu… »
Quant à la liberté de création de l’artiste, elle se heurte à l’application du droit pénal, comme l’a montré l’affaire Azyle. En 2017, la cour de cassation est restée sourde à la demande de ce graffeur « vandale », lourdement condamné en appel pour avoir répété son tag sur des trains, et qui proposait de faire primer la qualification d’« œuvre de l’esprit » sur celle de « dégradation ». « Loin des considérations liées à la propriété artistique et de l’intérêt du marché de l’art pour l’art urbain, la chambre criminelle de la Cour de cassation donne ici une réponse sévère en condamnant les gestes d’un artiste, explique Géraldine Goffaux-Callebaut dans un article sur le sujet. Toutefois, cette réponse pénale doit être cantonnée à sa sphère d’influence. On peut imaginer que la première chambre civile de la cour, saisie sur la qualification de ces gestes, aurait adopté une démarche protectrice de l’auteur. La conciliation des droits en matière de street art n’est donc pas encore faite. »
Quid enfin d’un artiste urbain qui intervient sur l’œuvre d’un autre artiste, ou dans son périmètre immédiat ? Révélé par le Journal des Arts, le retrait en mai dernier, au Palais-Royal, d’une œuvre créée par le street artiste LeMoDuLeDeZeeR, sous prétexte qu’elle portait atteinte au droit moral de Daniel Buren, soulève en ce domaine nombre de questions. Que serait-il arrivé si l’artiste censuré avait porté plainte ? Aurait-il pu plaider lui aussi l’atteinte au droit moral ? À moins que le dépôt de l’œuvre par le ministère de la Culture ne constitue une simple rupture de contrat ? Quoi qu’il en soit, l’affaire vient à nouveau questionner l’application pleine et entière du droit d’auteur dans l’espace public, deux ans après la controverse qui avait entouré le droit de panorama lors du vote de la Loi pour une République numérique. À l’époque, l’ADAGP était accusée par Wikimedia de vouloir privatiser de fait les œuvres situées dans l’espace public en réglementant les usages commerciaux de leurs reproductions. La loi avait arbitré en autorisant leur diffusion par les particuliers sur les réseaux sociaux.
Les conflits de droit auxquels donne lieu l’art urbain sont d’autant plus difficiles à trancher que les procès demeurent rares et la jurisprudence quasi nulle. Quand bien même ils ne valoriseraient pas la transgression, les street artistes sont peu procéduriers : la plupart demeurent fragiles économiquement et leur démarche reste parée d’une aura subversive qui n’est pas étrangère à l’artification du mouvement, et contredit a priori le fait de se porter en justice. Sans compter que nombre d’entre eux s’autorisent quelques libertés avec le droit d’auteur – soit qu’ils s’invitent sur des ouvrages architecturaux protégés, soit qu’ils détournent des icônes de la culture de masse… « Même si les choses changent, sans doute sous l’influence américaine, l’idée prévaut en France qu’un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès, note Géraldine Goffaux-Callebaut. Un article dans la presse, une campagne de name and shame sur les réseaux sociaux, peuvent pousser les contrevenants à transiger. L’affaire se solde alors par une transaction, généralement associée à une clause de confidentialité. » En accord avec l’esprit frondeur du street art, d’autres optent pour l’action coup de poing. En 2016, l’artiste italien Blu avait ainsi protesté contre le déplacement et la restauration, par les organisateurs de l’exposition « Banksy and co » à Bologne en Italie, du mur sur lequel était peinte une de ses œuvres, en effaçant toutes les fresques qu’il avait réalisées dans la ville.
Pour dénouer l’écheveau complexe du street art et du droit, certains proposent plutôt d’en modifier le statut juridique. Compte tenu de son caractère public et de son rôle social et culturel, Giovanni Maria Riccio et Federica Pezza, deux spécialistes italiens de la propriété intellectuelle, suggèrent ainsi de le considérer comme un bien commun, dont le sort serait décidé au cas par cas par une autorité publique administrative. Une telle évolution impliquerait toutefois de faire évoluer la notion même de propriété, et de la concevoir davantage comme une forme d’intendance que comme une possession. Comme quoi, jusque dans son institutionnalisation, le street art continue de sonder les limites du droit…
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Le street art à l’épreuve du droit
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°504 du 22 juin 2018, avec le titre suivant : Le street art à l’épreuve du droit