Résultat d’un interdit majeur, le graffiti fait pourtant partie intégrante de l’histoire des monuments historiques. Le CMN, qui a entrepris de les recenser sur ses sites, leur rend aujourd’hui hommage à travers une saison, des expositions et un livre.
Construit au XVIe siècle pour défendre le port de Marseille, le château d’If s’est chargé au cours des siècles de milliers d’écrits et de dessins : graffitis de prisonniers enfermés là après la révolution de 1848 et la Commune, et qui y ont gravé leur nom dans la pierre avec l’aval des matons ; graffitis de militaires cherchant sans doute par ce geste à tromper l’attente de l’ennemi ; graffitis de touristes enfin, venus y découvrir les traces du comte de Monte-Cristo, et un monument classé dès 1926. Nulle intention esthétique, ou rarement, dans leur application à marquer de leur empreinte les murs du bâtiment : chez les uns, le graffiti signale l’engagement politique ; chez les autres, une modeste volonté de se fondre dans le cours du temps, de dialoguer avec l’histoire et la littérature, ou simplement de dire « J’y étais ».
Ce qui n’a pas empêché divers photographes, dont Brassaï, de fixer ces inscriptions officieuses, ni le Centre des monuments nationaux (CMN) d’en opérer un relevé partiel en 2017 : « Les graffitis nous permettent de comprendre l’histoire du site, et de savoir par exemple à quelle période on y a fait entrer les premiers visiteurs », note Antoinette Gorioux, chargée d’action culturelle et de communication du Centre des monuments nationaux. Jusqu’à la fin de septembre, le château d’If organise même un dialogue entre ces graffitis anciens et l’art contemporain : Marie Chéné, David Poullard et Madame ont été invités à y créer in situ un corpus d’œuvres qui rejouent sur le mode esthétique la confrontation du texte et du lieu.
Cet événement prend place dans la saison culturelle « Sur les murs, histoire(s) de graffitis » initiée par le CMN. Il entre en résonance avec l’exposition du même nom au château de Vincennes et avec les pochoirs de grands hommes placés à proximité du Panthéon par C215. Il se prolonge dans une très riche publication, également intitulée Sur les murs, qui réunit les contributions d’une vingtaine de spécialistes. Des graffitis comme ceux du château d’If, les monuments nationaux en comptent en effet des milliers. Ils nouent dans la pierre une conversation longue de plusieurs siècles, aux accents parfois religieux, souvent politiques et toujours ontologiques. Créés par effraction, sans la déférence que l’on voue depuis le XIXe siècle aux vestiges du passé, ils ont longtemps été la plaie du conservateur.
« Écrire sur un monument est un interdit majeur », rappelle ainsi l’historien Philippe Artières. Voir les graffitis célébrés par le CMN n’est donc pas sans susciter l’étonnement. « Tout part de l’identité du CMN, à savoir un réseau de monuments qu’on essaie de faire exister à la fois dans leurs spécificités et leurs points communs, explique Laure Pressac, commissaire de la saison «Sur les murs» et directrice de l’ouvrage éponyme. Or, sur les cent monuments que nous gérons, une trentaine comporte des graffitis. Nous avons initié un recensement sur cinq d’entre eux et mobilisé des spécialistes pour faire un inventaire et le croiser avec divers documents pour en savoir plus, selon une méthode proche d’un Alain Corbin. L’idée est de porter sur ces bâtiments un regard neuf. »
Dans l’initiative du CMN, il entre aussi une volonté de dynamiser un champ scientifique en construction : « Nous voulions rendre hommage aux gens qui ont fait émerger le sujet, explique Laure Pressac. L’étude des graffitis n’est pas une discipline universitaire : la « graffitologie » n’existe pas. C’est d’ailleurs la force du phénomène, que d’inviter à croiser les regards d’historiens, de sociologues, d’historiens de l’art. » De fait, il n’existe pas de définition ni de description univoque du graffiti, phénomène complexe et protéiforme situé à la croisée du témoignage, de l’engagement et de la création. « C’est le regard qui définit le graffiti », résume Philippe Artières.
Le terme lui-même est d’apparition relativement récente : sa première occurrence date de 1856 et désigne alors les inscriptions non officielles qu’ont mises au jour les fouilles de Pompéi, sources forcément précieuses pour l’archéologue et l’historien. À ce regard scientifique, le XIXe siècle en ajoutera bien d’autres. Celui du médecin d’abord, qui scrute le graffiti comme un symptôme et élabore peu à peu une clinique de l’écriture, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Artières. Celui du policier, surtout, qui, d’émeute en révolution, documente et réprime cette pratique comme une sédition et un délit. Celui de l’artiste, enfin, qui s’affirmera tout au long du XXe siècle comme une force de légitimation.
Créateur rime en effet de longue date avec graffiteur. « Victor Hugo, Chateaubriand et Pline le Jeune ont en commun d’avoir tracé des graffitis sans faire du vandalisme ni pour faire joli, mais pour être lus, retenus », note Guillaume Normand, initiateur avec Grégoire Vilanova de Graffitivre, réjouissante collecte, en ligne et sous forme d’un livre, de graffitis contemporains. On pourrait aussi mentionner Restif de La Bretonne, « scriptomane » au point de dédier un ouvrage à ses « inscriptions » sur les quais de Seine. Ou encore les graffitis tracés dans divers édifices romains par Poussin, Ghirlandaio, Lippi, Van Loo ou Carpeaux, le plus souvent sur des œuvres de maîtres à qui ils entendaient ainsi rendre hommage.
Dans Sur les murs, Charlotte Guichard rapporte aussi que, lors de son périple de formation à Rome, le sculpteur Augustin Pajou a laissé un graffiti à la sanguine sur les murs de la Villa Hadriana, ensemble architectural bâti au IIe siècle. « Pajou/1754 » : son geste s’affirme comme « performance, il a valeur artistique, note-t-elle. Par lui, Pajou manifeste son statut d’artiste ». Aucun vandalisme, donc, dans une telle pratique, bien au contraire. « C’est qu’à la Renaissance, le rapport aux artefacts du passé était différent de celui que construit la nouvelle conscience patrimoniale des Lumières, lorsque se développe le souci d’une responsabilité collective à l’égard des chefs-d’œuvre dits universels, ajoute Charlotte Guichard. Cette conception moderne d’un patrimoine qu’il conviendrait de maintenir intact pour les générations futures n’est pas celle des hommes du XVIe siècle. »
À l’inverse, c’est conscients de la marginalité du graffiti que les surréalistes, puis Dubuffet, y portent leurs regards. Dans la grande tabula rasa opérée par la modernité, il joue un rôle comparable à celui des masques africains, des dessins de médiums, d’enfants ou d’aliénés : celui d’un « autre de l’art » dont la vitalité atteste l’universalité du geste créateur. Brassaï, à qui l’on doit une saisie au long cours des graffitis parisiens, est à ce sujet sans équivoque : « L’art bâtard des rues mal famées, qui n’arrive même pas à effleurer notre curiosité, si éphémère qu’une intempérie, une couche de peinture efface sa trace, devient un critérium, écrit-il en 1933 dans la revue Le Minotaure. Sa loi est formelle : elle renverse tous les canons laborieusement établis de l’esthétique. »
L’« artification » des graffitis s’affirme de plus belle au cours des seventies, à mesure que le writing prend à New York les proportions d’une épidémie. Éclos comme « un bouquet d’Amérique latine », selon la formule de Claes Oldenburg, sur les murs des quartiers pauvres, puis sur les métros qui circulent d’un bout à l’autre de la ville, le phénomène a ceci de particulier qu’il traite la lettre comme une forme et comme une image, jusqu’à devenir un mouvement artistique en soi, avec ses codes, ses styles et ses chapelles. Voie d’accès à la visibilité et à la mobilité, il n’est pas seulement criminalisé et effacé par les autorités locales, il est aussi scruté de près par les critiques d’art, les sociologues, les galeristes… et les artistes. Dès 1973, Gordon Matta-Clark photographie les tags qu’il repère sur les murs et les métros de New York, et les soumet aux organisateurs de la Washington Square Art Fair, qui rejettera sa proposition à l’unanimité. Il les expose alors dans une contre-exposition, et y présente un graffiti truck dont il découpe des pans de carrosserie pour les offrir aux passants – l’un d’entre eux est exposé au Jeu de paume jusqu’au 23 septembre 2018. À la fin des seventies, Jean-Michel Basquiat et Keith Haring emboîtent le pas à « l’anarchitecte », et se lient aux kings de la scène graffiti, aux côtés desquels ils exposent volontiers leurs toiles dans les galeries branchées de Manhattan. Dans leur sillage, le street art – de Jef Aérosol à Banksy – n’aura de cesse de rappeler tout ce qu’il doit aux virtuoses de la bombe aérosol…
Cette artification du graffiti n’est sans doute pas étrangère à l’intérêt que le CMN lui porte aujourd’hui. En témoigne notamment le fait que l’événement associe une poignée de street artists et de graffeurs, dont Lek & Sowat, C215 ou Madame. « Les initiatives de ce genre étaient impensables il y a quatre ou cinq ans, où l’on était dans l’après-tag, note Guillaume Normand. Il y a toujours eu des amateurs de graffiti ancien, mais que le phénomène devienne une question patrimoniale, avec un traitement scientifique, n’allait pas de soi. L’institutionnalisation du street art a sans doute permis un élargissement du regard. » Faut-il pour autant y voir l’indice d’un tournant dans la manière de regarder et d’administrer le graffiti ? Rien n’est moins sûr : si des espaces dédiés permettent aux visiteurs d’If et de Vincennes de laisser leur marque, le geste reste proscrit hors de ces cadres-là. Ailleurs, il n’est pas rare qu’on sollicite des artistes urbains pour justifier l’effacement d’expressions plus anonymes et prosaïques. « On veut parler du graffiti en supposant que c’est un objet clos, comme un objet archéologique, note Guillaume Normand. C’est révélateur de la difficulté à jongler entre patrimonialisation et pratiques contemporaines. Le prix à payer pour parler du graffiti ancien est de se prémunir contre le graffiti contemporain, ou de le tolérer sous la seule forme du street art. »
Que les formes, désormais officielles, des graffitis artistiques et patrimoniaux puissent devenir un peu traîtres à la cause du graffiti officieux, pourrait bien rendre sa « défense et illustration » d’autant plus cruciale. Au Graffitivre déjà mentionné répond à cet égard la démarche d’Yves Pagès : sur son blog archyves.net et dans l’ouvrage Tiens, ils ont repeint! [La Découverte, 2017], l’auteur et éditeur recense tous les états du « graffitexte » depuis 1968 : calembours, slogans politiques, messages intimes et même aphorismes de street artists relevant « d’un carriérisme douteux ». « Autant que je puisse sonder les motifs de ma curiosité, c’est une curiosité esthétique qui porte sur le caractère éminemment poétique de ces inscriptions, et sur cette part un peu maudite de la poésie faite par des anonymes, des scripteurs dont on ne retrouvera pas la trace », explique-t-il. Réjouissant cadavre exquis aux accents littéraires, sa collecte s’offre ainsi comme une réhabilitation nécessaire des marges contemporaines : « C’est une tentative d’inviter les chercheurs à archiver le temps présent, explique-t-il. D’autant plus que les choses s’effacent. » Biffé sans relâche, refoulé hors des mondes de l’art et du patrimoine, le graffiti conserve ainsi quelques positions dans les pages des livres et sur Internet, à destination des amateurs de beautés furtives et des historiens du futur.
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Le graffiti, un patrimoine des marges aux marges du patrimoine
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°715 du 1 septembre 2018, avec le titre suivant : Le graffiti, un patrimoine des marges aux marges du patrimoine