Les Français aiment leur patrimoine, comme le rappellera les 15 et 16 septembre la 35e édition des Journées européennes du patrimoine. Mais, si l’engouement ne se dément pas, ils sont de plus en plus exigeants en matière de visite et d’offre culturelle.
Chaque année, c’est un véritable raz de marée. En moins de 48 heures, les Journées européennes du patrimoine comptabilisent douze millions de visites. Autre chiffre éloquent : le Centre des monuments nationaux, premier opérateur public dans ce secteur, enregistre annuellement près de dix millions de visites. Preuve supplémentaire que les Français aiment le patrimoine, les émissions télévisées sur ce sujet rencontrent aussi un succès inoxydable et chaque commune, ou presque, possède une association dédiée au patrimoine local. Cette passion monumentale n’est pas nouvelle, elle remonte au XIXe siècle, mais elle connaît actuellement un nouveau souffle. Devenues une valeur refuge dans une période d’incertitude et de bouleversements culturels liés à la mondialisation, les vieilles pierres ont plus que jamais la cote.
Cet engouement massif pour les vestiges du passé est aussi le résultat d’une politique volontariste de démocratisation culturelle impulsée dans les années 1980. Outre la conservation des sites, les administrateurs se voient alors confier une mission de valorisation et d’animation. Une stratégie qui s’est développée de manière exponentielle au cours de la dernière décennie, en raison de l’appétit grandissant du public pour les loisirs culturels. Un intérêt vu d’un très bon œil par les administrateurs, car ces activités ont l’heur de capter un public qui ne fréquente pas les lieux culturels, mais aussi de générer des ressources propres conséquentes.
Contrairement aux musées, qui pâtissent encore d’une image élitiste, le patrimoine a ainsi su s’imposer comme un lieu grand public. Une appropriation d’autant plus aisée que le patrimoine est littéralement ancré dans le paysage et qu’il sert régulièrement de décor au tournage de fictions. Afin de renforcer ce sentiment de familiarité, de nombreux monuments organisent ainsi quantité d’événements comme des concerts, des spectacles de danse, des projections de films ou encore des marchés de produits locaux. Certains édifices servent même de toile de fond à des rendez-vous sportifs, comme la saline royale d’Arc-et-Senans, qui héberge l’étape d’arrivée d’un trail. Ce site, classé à l’Unesco, multiplie d’ailleurs les activités pour fidéliser le public comme l’installation d’une insolite patinoire de 400 m2. En 2017, le monument avait également présenté une exposition populaire sur Hergé qui avait dopé sa fréquentation.
Ce type d’exposition, totalement déconnectée de l’histoire du site, comme les projets autour de l’univers des Lego, séduisent un nombre croissant de lieux, car ils donnent envie au public local de revenir. Au demeurant, l’exposition, qui était une activité quasi inexistante dans les monuments, s’est imposée comme un incontournable de la programmation culturelle. Plus largement, la question de l’animation d’un site est devenue une préoccupation fondamentale, la qualité intrinsèque d’un monument ne suffisant plus à faire se déplacer les foules, à l’exception d’une poignée de lieux ultra-célèbres qui n’ont besoin d’aucun artifice.
Dans un pays qui compte plus de quarante mille édifices protégés au titre des monuments historiques, la concurrence est rude et il faut savoir se démarquer. « Nous adorerions que nos 300 000 visiteurs ne viennent que pour admirer notre château et ses chefs-d’œuvre, mais, aujourd’hui, c’est peine perdue », avance Alexandre de Vogüé, qui gère le château de Vaux-le-Vicomte. « Un château et un beau jardin, cela ne suffit plus aujourd’hui à attirer le public, surtout le public parisien qui bénéficie d’une offre pléthorique. Les gens se déplacent lorsqu’il se passe quelque chose de spécial, c’est pourquoi il faut créer un prétexte pour qu’ils viennent. »
Ce site privé a d’ailleurs été l’un des premiers à proposer des animations faisant revivre le château et immergeant le public dans une atmosphère très évocatrice, comme sa fameuse soirée aux chandelles. Les monuments, et plus particulièrement les châteaux dont l’atmosphère se prête bien à cet exercice, proposent en effet de plus en plus d’animations centrées sur l’expérience et le spectaculaire, à l’instar des tournois de chevalerie, des démonstrations d’archerie ou encore des spectacles de fauconnerie. Chacun rivalise en inventivité pour répondre aux nouvelles attentes du public et proposer des activités ludiques ou immersives. En marge des traditionnelles visites guidées et ateliers de pratique artistique, les monuments offrent désormais une gamme très large d’activités, notamment les visites contées ou théâtralisées, vécues parfois en costumes d’époque, qui rencontrent un franc succès.
« Ce sont des demandes que l’on voit de plus en plus se développer », confirme Alexandra Dromard, chef du département des publics au CMN. « Depuis 2010, on a noté une nette évolution dans les pratiques. Les publics recherchent surtout une expérience de visite ; ils veulent vivre un moment exceptionnel. Cette attente est notamment très forte chez le public familial qui vient pour apprendre ensemble et passer un moment convivial. » L’engouement pour les animations faisant la part belle à l’ambiance féerique est d’ailleurs symptomatique de cet essor de la notion d’expérience. À Vaux-le-Vicomte, les animations autour de l’univers de Noël constituent d’ailleurs la période de fréquentation la plus importante. Le château enregistre même une augmentation de 15 % du nombre de visiteurs d’un hiver sur l’autre depuis qu’il a mis en place cette approche inédite du site. Tous les éléments sont en effet réunis pour créer une atmosphère digne d’un conte : les cheminées crépitent pour l’occasion, et quatorze mille pièces de décoration sont disséminées dans les différentes pièces.
Ce désir d’immersion se manifeste aussi dans les attentes des publics en matière de numérique. Pour être toujours plus attractifs, et se distinguer, les monuments développent ainsi des outils à la pointe de la technologie, comme la réalité augmentée et même les hologrammes. Première en France, le château de Vaux-le-Vicomte lancera par exemple en 2019 un casque audio utilisant la technique du son binaural, afin de proposer une reconstitution en 3D de l’affaire Fouquet. Le numérique est de fait devenu un enjeu crucial pour le patrimoine. Afin de suivre au plus près les dernières innovations dans ce domaine et devancer les modes, le CMN s’est même doté d’un incubateur de start-up spécialisées dans le numérique.
Le développement massif des stratégies numériques et des animations s’explique également par l’essor des réseaux sociaux et des sites de notation touristique. Alors que, par le passé, le visiteur potentiel se renseignait essentiellement par des canaux d’information institutionnels, il se fie aujourd’hui beaucoup à ces nouveaux prescripteurs. Or, les influenceurs plébiscitent souvent les nouveaux outils, les animations et, de plus en plus, les activités participatives. Pour être désirable auprès du grand public, il faut donc s’aligner sur ces standards et tout particulièrement sur la nouvelle tendance qui fait un tabac : la participation. « Nous sommes en effet en train d’assister à une nouvelle mutation : en plus de l’expérience, le public veut aussi de plus en plus participer. Il veut être pleinement acteur de sa visite et être dans une attitude active », remarque Alexandra Dromard. « C’est pourquoi nous développons actuellement des offres beaucoup plus participatives comme les escape games et les murder parties, mais aussi des reconstitutions historiques de grande ampleur avec des bénévoles. »
Ce positionnement est un enjeu considérable pour le patrimoine, car les offres participatives et ludiques sont l’un des rares leviers pour séduire les jeunes adultes qui raffolent de ces activités dans l’air du temps, mais boudent la visite classique de monuments. À travers toute la France, les sites publics comme privés exploitent ce filon et, en l’espace de deux ans, des dizaines d’escape games ont vu le jour. Mais ils pourraient bientôt être concurrencés par une autre tendance, elle aussi inspirée d’un phénomène de société : les ateliers culinaires.
L’abbaye de Fontfroide à la recherchede la bonne formule
Restée propriété des descendants de Gustave Fayet (1865-1925), peintre honorable et grand collectionneur d’œuvres de Gauguin et de Redon au début du XXe siècle, l’abbaye de Fontfroide, près de Narbonne, est l’exemple parfait d’un patrimoine exceptionnel encore en mains privées qui doit faire preuve d’inventivité afin de séduire des visiteurs de plus en plus exigents et sollicités. En 2017, l’ancienne abbaye cistercienne est ainsi parvenue à dépasser le seuil des 100 000 visiteurs pour atteindre le record de 132 000 visites – un score qui ne prend par ailleurs pas en compte le public des concerts et du Festival musique et histoire de Jordi Savall en juillet, soit entre 4 000 et 6 000 auditeurs selon les années. L’enrichissement de l’offre est à l’origine de cette hausse de fréquentation, grâce notamment à la proposition d’un nouveau parcours de visite sur tablette numérique le jour – dispositif « qui a fait le buzz », selon Antoine Fayet, cogestionnaire avec Laure d’Andoque de l’entreprise familiale – et, le soir, à la programmation d’un spectacle son et lumière racontant sur les murs du monument une partie de l’histoire de cette abbaye classée devenue haut lieu de la modernité (la bibliothèque de Gustave Fayet abritant toujours un grand décor peint par Redon). Si, pour Antoine Fayet, « la communication est décisive pour faire connaître l’offre, notamment via les réseaux sociaux », le contenu demeure indispensable pour séduire les visiteurs du XXIe siècle, qui ne viennent plus seulement pour la beauté des vieilles pierres. C’est pourquoi l’abbaye investit actuellement dans le recrutement de son ou sa future responsable du développement culturel et artistique.
Fabien Simode
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Des monuments toujours plus attractifs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°715 du 1 septembre 2018, avec le titre suivant : Des monuments toujours plus attractifs