Si la programmation d’un spectacle vivant au sein d’un château ou d’une abbaye a pour ambition de « réactualiser » un patrimoine historique, le projet ne fonctionne qu’à la condition de faire sens… et d’être exigeant.
Si les Chorégies d’Orange, le plus ancien festival de France, ouvrent le bal dès 1869 avec la représentation d’un opéra de Méhul dans le théâtre antique, la véritable rencontre entre le spectacle vivant et un lieu de patrimoine a lieu un soir de 1947 à Avignon, lorsque, à la nuit tombante, Jean Vilar pénètre avec deux comédiens dans la cour d’honneur du palais des Papes, à l’invitation du marchand de tableaux Zervos en vue d’y jouer Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot. « Je me souviens toujours que Jean nous a arrêtés parce qu’il avait l’impression que nos pas sur le gravier étaient un peu “déplacés”. On est restés là, au moins quatre ou cinq minutes, sans dire un mot. […] Et puis, tout à coup, il y a eu un petit coup de vent, un petit écho qui est passé, et on a osé avancer. Et là, Jean a commencé à balancer quelques alexandrins qui ont résonné sur les murs ; et on s’est sentis tout à coup non plus des étrangers, mais avec l’impression qu’on avait lié un petit peu d’amitié avec cette cour qui était austère ! Et c’est de là que c’est parti », se souvient le comédien Maurice Coussonneau en 1991, à propos de la naissance du Festival d’Avignon qui se déploie, depuis lors, dans une trentaine de lieux patrimoniaux de la ville. Ce récit témoigne de l’effet que peut produire un monument chargé d’histoire sur un créateur d’art vivant, sensible à la perception de l’espace et à sa mise en scène. Le monument historique, de par sa permanence dans le temps et ses proportions parfois monumentales, représente un défi pour qui veut y inscrire un mouvement éphémère, une musique fugitive, la vibration d’un texte.
Investi par les arts de la scène, le monument historique réintègre le temps présent. Du latin monere,« faire se souvenir », le « monument » renvoie par définition à une temporalité passée. L’appellation « monument historique », qui apparaît en 1837 avec la création de la première Commission des monuments historiques, traduit l’institutionnalisation de cette dimension mémorielle, voire commémorative. Selon Françoise Choay [Le Patrimoine en question, Seuil, 2009], l’appellation « monument historique » résulte d’un glissement sémantique du concept de « monument » à celui de « monument historique » au XIXe siècle, qui traduit une « muséification » du patrimoine.
Le premier « classement » des monuments historiques effectué par Prosper Mérimée en 1840, dans lequel figure d’ailleurs le palais des Papes d’Avignon, marque le statut juridique de la protection d’un bien appartenant à l’histoire commune de la Nation. En effet, cette notion émerge après la Révolution et les destructions de biens appartenant à l’aristocratie et à l’Église. La soudaine fragilité de ces lieux de pouvoir (châteaux, églises, etc.) tombés aux mains du peuple, détournés de leur fonction utilitaire initiale et ainsi désacralisés, rend leur protection légitime et nécessaire.
Au contact des arts de la scène, le monument historique, figé dans un passé qui lui confère sa valeur, retrouve une nouvelle vitalité au présent. Cependant, « ces lieux semblent vouloir résister au temps », dit le circassien et acrobate Yoann Bourgeois, actuel directeur du CCN2-Centre chorégraphique national de Grenoble, dont la création La Mécanique de l’histoire,une tentative d’approche d’un point de suspension au cœur du Panthéon, constitue l’un des temps forts de l’opération « Monuments en mouvement », menée depuis 2014 par le Centre des monuments nationaux (CMN). « Quand je crée dans un lieu de patrimoine, je ressens l’extraordinaire énergie de l’histoire de ce lieu. Je perçois le mouvement du temps. Le Panthéon est une caisse de résonance métaphysique très intense qui fait résonner le présent », précise-t-il. Une perception que partage Philippe Bélaval, président du CMN : « La création contemporaine actualise le monument et le rend plus accessible. »
Si cette charge historique, dont est vecteur le monument dans la programmation artistique du spectacle vivant, réside au cœur de la démarche de Monuments en mouvement, cette quête de sens préoccupe déjà Jacques Rigaud et Jacques Duhamel lorsqu’ils créent, en 1972, les Centres culturels de rencontre (CCR) dans un contexte post-Mai 68 empreint d’une très forte militance en théâtre et d’une certaine radicalité en musique contemporaine alors qu’émerge un intérêt pour le patrimoine. La mission des CCR est claire : « Assurer la conservation et la mise en valeur d’un site patrimonial d’exception par le développement d’un projet artistique et culturel contemporain. »
Les vingt et un CCR répertoriés en 2018 en France sont situés en zone rurale, loin des pôles urbains où se concentrent les salles de spectacle traditionnelles. La grande majorité des CCR accueillent les artistes en amont de la diffusion sous forme de résidences, leur offrant une temporalité plus longue propice à la création contemporaine : « Un lieu de patrimoine habité à l’année coûte moins cher à entretenir qu’un site ouvert ponctuellement », explique Isabelle Battioni, déléguée générale de l’association des CCR, soulignant la « réelle convergence » entre le patrimoine et la création que développe chaque CCR à travers « un projet global ancré dans un territoire et son histoire ». L’artiste n’est pas toujours le seul à habiter un monument historique lorsque celui-ci conserve sa fonction originelle, comme en fit l’expérience le jongleur Clément Dazin lors de sa création Bruits de couloirs au Mont-Saint-Michel : « Je m’entraînais à jongler sur l’autel et lorsque des religieux, qui vivaient là, passaient, je cachais spontanément mes balles. Ce qui était mon espace de création était leur lieu de recueillement, cela m’a beaucoup touché. On vient chez eux, et la dimension mystique était très forte pour moi », se souvient-il.
Quelles relations le lieu de mémoire entretient-il avec le spectacle contemporain qui s’y joue ? Reconstituer l’histoire du lieu ou le circonscrire à un espace scénique n’est pas l’objectif de ces créations contemporaines. Selon Éric Cron, chef du service du patrimoine et de l’inventaire à la région Nouvelle-Aquitaine, « si le monument historique n’est que l’écrin esthétique de l’œuvre d’art contemporaine, c’est un acte manqué ». L’utilisation d’un lieu de patrimoine comme « décor », si beau soit-il, n’a que peu d’intérêt au regard de la puissance poétique que peut dégager un dialogue fécond entre corps en mouvement et espace donné. Certains artistes eux-mêmes n’osent pas créer librement, trop impressionnés par les spécificités du lieu : « Lors des premiers échanges, certains artistes s’orientent spontanément vers une esthétique surannée, imaginant un dialogue avec la vieille pierre, un travail au sol, alors que le but est d’aller vers des formes plus festives, plus participatives », souligne Simon Pons-Rotbardt, programmateur artistique de Monuments en mouvement. L’espace scénique du monument historique n’a pas la neutralité de la boîte noire de la salle de théâtre conventionnelle, nécessairement vide pour laisser éclore la singularité des mises en scène qui s’y succèdent, offertes à un public bien souvent assis dans la pénombre. Pour accéder au contenu d’un lieu de patrimoine, le public s’y déplace et y déambule, allant à la rencontre du lieu-œuvre, contrairement à la salle de spectacle où la création vient se révéler sous ses yeux.
Si certains pensent que les codes de représentation du spectacle vivant ainsi délocalisé font plus facilement tomber ce fameux quatrième mur qui se dresse entre les rangées de fauteuils et la scène de théâtre, d’autres avancent à l’inverse que le caractère exceptionnel du lieu peut conférer une dimension sacrée à la création qu’il accueille. Faute d’enquêtes auprès des publics sur le sujet, on peut cependant imaginer les possibles effets en matière de démocratisation culturelle de cette relation entre une création de spectacle vivant et l’attrait qu’exerce un lieu de patrimoine. Toutefois, l’accessibilité ne peut faire l’économie de la qualité. De par sa spécificité architecturale, le monument impose « une exigence » à l’artiste : « Quand on regarde un homme dans la boîte noire d’un théâtre, ce n’est pas la même échelle que sous un ciel ou sous la voûte du Panthéon », explique Yoann Bourgeois. Le rapport sensoriel de l’artiste est perturbé et lui impose une autre approche créative.
Si l’artiste doit composer avec le bâtiment, il en va de même pour le programmateur : « Je n’instrumentalise pas le monument, j’en fais un complice de mes choix de programmation qui ne fonctionneraient pas dans une salle de spectacle. Le monument est au cœur de la relation entre le public et l’artiste », souligne Paul Fournier, évoquant le silence absolu remarquable du public assistant à un concert de Vincent Ségal dans le réfectoire des moines de l’abbaye, dont l’acoustique médiévale eût pu trahir le moindre toussotement d’un spectateur. Les abbayes, châteaux et autres bâtiments conservés dans leur authenticité architecturale ne peuvent bénéficier de tout le confort domestique moderne, comme la capture de la lumière naturelle par exemple, pour faire le « noir » nécessaire à de nombreux spectacles. Cet inconfort peut devenir source de créativité comme dans cette messe polyphonique organisée à l’aube dans l’abbaye cistercienne : les chanteurs vêtus de noir commençaient à chanter dans l’obscurité, puis étaient révélés peu à peu par le lever du soleil, sublimant la magie du lieu et de la musique.
Face au monument et à ses exigences, l’artiste doit tenir bon, ne pas se laisser écraser ni tenter de le dominer, confirme Paul Fournier. Point d’équilibre, tension créative que Jean-Pierre Raynaud venant à Noirlac pour y faire ses vitraux résume parfaitement : « En arrivant, je me suis mis dans une posture d’humilité et de fermeté. » Lorsque la créativité croise l’exigence, alors le monument historique peut devenir un véritable partenaire de la création contemporaine, chacun sublimant la dimension poétique et artistique de l’autre au sein d’un corps-à-corps respectueux et fertile.
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Des monuments bien vivants
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°715 du 1 septembre 2018, avec le titre suivant : Des monuments bien vivants