Le milieu de l’art peine à voir une forme de création légitime dans l’art urbain car celui-ci échappe aux critères habituels de l’art contemporain.
Dites street art, et tendez l’oreille. Selon votre interlocuteur, il est probable que l’écho reçu diffère du tout au tout. Les uns salueront sa capacité à brouiller les frontières, à animer les villes, à attirer les foules. Les autres l’expédieront en quelques mots dans les poubelles de l’histoire de l’art : il serait « kitsch », « de mauvais goût » et tout juste bon à l’« animation culturelle » des espaces publics et des quartiers.
Aborder l’art urbain, quelles qu’en soient les formes, revient ainsi, en premier lieu, à mesurer un gouffre, illustré avec régularité par les chiffres ; en nombre de visiteurs, d’audience sur les réseaux sociaux, de clics sur les articles relatifs au phénomène (Le Journal des Arts en fait régulièrement l’expérience), l’art urbain se taille une part du lion sans commune mesure avec la place que lui concèdent la critique d’art et les institutions. Quand Jeff Koons affiche 350 000 followers sur Instagram, Banksy (voir page 29) en cumule 6,7 millions, Kaws, 2,6, JR 1,4 et Shepard Fairey 1,2. Encore faut-il choisir la star de l’art contemporain, son emblème fétichisé, pour approcher l’audience en ligne des street-artistes les plus célèbres.
On rétorquera que les cotes et les légitimités ne se font pas sur les réseaux sociaux. Mais l’écart se mesure jusqu’au cœur des musées, pourtant rares à intégrer l’art urbain dans leur programmation. « Le soir de l’inauguration de Rose Béton [voir ill. page 26] au Musée des abattoirs, il y avait 3 000 personnes, rapporte par exemple Tilt, graffeur toulousain et directeur artistique de cette biennale du street art municipale. Nous étions deux fois plus nombreux que pour le vernissage de l’exposition “Picasso et l’exil”. » Même son de cloche du côté des écoles d’art : « Quand j’explique aux étudiants de l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy que je vais exposer Aryz [voir ill. page 26], un murmure d’approbation parcourt l’assemblée, rapporte Susana Gallego-Cuesta, tout fraîchement nommée directrice du Musée des beaux-arts de la ville lorraine, avec l’ambition d’y faire une place à l’art urbain. À trente et un ans, l’artiste est une star ! Qui peut en dire autant à son âge dans le milieu de l’art contemporain ? »
Comment un art de mauvais goût, bassement illustratif, kitsch et sans qualités, peut-il recevoir une telle attention, faire l’objet d’un tel plébiscite ? Faut-il y voir la confirmation d’une césure entre les attentes, les goûts du grand public, et l’offre culturelle institutionnelle et marchande ? « Le cinéma, la musique sont populaires, mais pas les arts visuels, note Christian Omodeo, historien de l’art et commissaire de l’exposition « Fire on Fire », qui explore, à la galerie Poirel à Nancy, les liens entre cultures visuelles et musicales underground. La structure du monde de l’art est encore centrée sur les liens entre l’artiste, le collectionneur, la galerie, le musée. Le graffiti et le street art lui proposent de se restructurer selon des modèles connus dans d’autres champs culturels, comme la musique. Or, si l’on doit parler des grands musiciens du XXe siècle, qui citera-t-on ? Il y a certes Pierre Boulez, mais quelle est la place des Beatles ? Et de Brian Eno ? » Artiste, commissaire indépendant et enseignant spécialiste de l’art urbain, l’Espagnol Javier Abarca abonde dans le même sens : « Les experts de l’art peuvent rejeter l’esthétique de l’art urbain, mais le milieu de l’art contemporain est très restreint. Hors de ce cercle, il existe un large public totalement indifférent à l’art contemporain, jugé hermétique, et qui est en demande de beau conventionnel et de prouesse technique. Le street art a répondu à cette attente, et, de ce fait, créé son propre public, qui se révèle bien plus large que celui de l’art contemporain. »
Populaire, l’art urbain l’est pleinement. Inscrit depuis quarante ans au moins au cœur des métropoles, accessible en toute gratuité, circulant d’abondance sous forme de films ou de photographies sur les réseaux sociaux, délesté des freins qui retiennent bien des visiteurs sur le seuil des espaces d’art et décliné sur toutes sortes de supports, il a acquis à mesure qu’il se massifiait une forte visibilité. Il mobilise aussi un vaste répertoire iconographique allant des grands maîtres de la peinture classique aux cultures de masse (héros de cinéma et de la bande dessinée, images de presse, etc.), recycle ou détourne l’ensemble de notre environnement visuel, y compris les logos des multinationales. « La grande majorité du street art recourt à une imagerie accessible à laquelle chacun peut s’identifier, et qui s’oppose aussi bien à celle de l’art contemporain, souvent cryptique, qu’au graffiti, inintelligible, décrit Javier Abarca. Il est populiste au sens littéral du terme, en ce sens qu’il répond aux préoccupations des gens ordinaires. »
Surtout, sa production est tout aussi massive. Exercé hors des cadres institués, l’art urbain est le fait de toutes sortes d’individus, certains formés en écoles d’art, d’autres, autodidactes et amateurs. Dans le cas du graffiti, les pratiques excèdent d’ailleurs le champ de la création, et hésitent même à se définir comme un art : c’est un jeu auquel on s’exerce à l’adolescence, une culture à laquelle marquer son appartenance, ce qui explique son plébiscite auprès des jeunes. « Chaque nouvelle décennie ajoute un zéro au nombre de personnes qui le pratiquent, souligne Christian Omodeo. Certains graffeurs sont devenus des artistes très talentueux et sont sortis du lot, ont lu des livres, ont abouti à une réflexion, mais ils sont marginaux dans le milieu. Le graffiti, ce sont des millions de personnes dans le monde qui ont une pratique de l’art. Toute la question pour les institutions est de savoir comment gérer ce phénomène, et comment encadrer cette pratique collective. »
Or encadrer, et plus largement montrer, définir et discriminer, paraît d’autant plus compliqué que l’art urbain est un ovni – un objet visuel non identifié. S’il est bien difficile à circonscrire, c’est d’abord parce qu’il est constitué de mouvances, d’approches esthétiques, de pratiques et d’influences diverses, offrant peu de traits communs, du graffiti « vandale » au collage, du néomuralisme à l’artivisme (voir notre article sur les différentes catégories de l’art urbain, page 27). « Dire que C215, KR et Olivier Kosta-Théfaine font partie du même mouvement, c’est comme dire que le motocross et le skateboard, c’est la même chose, explique Tilt. Ce sont deux sports extrêmes avec des roues, mais ils n’ont pas les mêmes codes, les mêmes références, la même philosophie, le même style. Vouloir ranger toutes ces pratiques dans un même fourre-tout, c’est comme tenter la fusion de la gastronomie japonaise et de la choucroute. »
L’indice le plus sûr de cette incapacité à cerner l’art urbain se décèle dans la difficulté de le nommer, et dans la réticence de nombre d’artistes à s’y voir associés. Il existe pourtant un dénominateur commun à leurs pratiques : l’inscription artistique dans la ville, selon des modalités particulières. « Ce que le graffiti, le street art (tel qu’il était pratiqué il y a dix ans) et des traditions apparentées comme l’artivisme ont en commun, c’est l’absence de permission pour intervenir dans l’espace public », explique Javier Abarca. « La définition de l’art urbain est simple et revendiquée, ajoute Christophe Genin, philosophe, enseignant à Paris I et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Il s’agit de requalifier l’habitat, d’intervenir dans la ville pour se la réapproprier, et qu’elle ait de nouveau figure humaine. Au sens propre d’ailleurs, puisque beaucoup d’artistes peignent des portraits. »
Ce contexte de création a une incidence très directe sur le mode opératoire des artistes, les outils et techniques qu’ils adoptent, les formes et l’imagerie qu’ils mobilisent. Ainsi, l’illégalité de leurs interventions dicte des œuvres éphémères, élaborées dans l’urgence et à l’économie, plus proches de la performance que de la peinture, bien qu’elles donnent lieu à des œuvres picturales. « L’art urbain n’a pas tant que cela à voir avec l’image finale, mais plus avec la façon dont elle apparaît, explique Javier Abarca. Il évoque la façon dont l’artiste explore la ville, trouve des lieux et joue avec, dans le temps et l’espace. L’image est un prétexte à ce jeu en mouvement, et n’a pas besoin d’avoir beaucoup de profondeur – à vrai dire, mieux vaut qu’elle n’en ait pas, car la rue est consommée rapidement. »
Dans ces conditions, juger une œuvre d’art urbain selon des critères purement visuels est en partie inopérant. Dans la rue, en effet, c’est sous la surface de l’image, dans le feu de l’action, à l’aune de son audace, du risque pris, de son obstination à orchestrer son omniprésence, qu’un artiste se jauge. « On peut certes faire une lecture des œuvres à partir de critères traditionnels, en les comparant, par exemple, à des collages surréalistes, note Christophe Genin. Mais il me semble que la critique d’art ne peut pas faire l’économie de leur histoire et de leur provenance. Le jugement porté sur elles doit être instruit. »
Or accéder à cette histoire n’est pas une mince affaire, surtout s’agissant du graffiti. Son illégalité et sa répression lui ont, en effet, offert un terreau propice au développement d’une culture orale, très codifiée, soucieuse d’anonymat, de discrétion, souvent défiante, sinon railleuse à l’égard des discours savants, et carrément hostile quand elle flaire l’opportunisme. Le graffiti charrie ainsi une éthique du secret qui peut confiner à la paranoïa et rendre toute approche extérieure compliquée. « Les sociologues et les anthropologues ont l’habitude d’aller sur le terrain, mais pas les philosophes spécialisés en esthétique, rappelle Christophe Genin. Le terrain de l’art urbain peut faire peur : on n’est pas forcément tranquille quand on va dans des squats berlinois, qu’on marche sur des tessons de bouteille et qu’on risque d’être mal reçu. Aller à la rencontre des artistes suppose de sortir de ses propres habitudes de langage et de ses manières. C’est une remise en question. »
Leur défiance à l’égard des médiations classiques est d’autant plus grande que les artistes n’ont pas vraiment besoin d’elles. Malgré le désir de reconnaissance qui anime, avec beaucoup d’ambivalence, nombre d’entre eux, ils ont appris de longue date à se passer des institutions et du marché, et ont créé leurs propres réseaux de diffusion – fanzines, magazines spécialisés, éditions et expositions autoproduites, sans parler de la rue, leur premier média. La révolution numérique a d’ailleurs amplifié, dans un premier temps, cette capacité à se passer d’intermédiaires dans le monde de l’art, en renforçant les liens directs des artistes avec leur public, mais aussi en leur offrant de nouveaux murs, sur les réseaux sociaux cette fois. « Pas besoin de faire une école d’art, de racoler avec un portfolio, d’envoyer des transparents à des galeries snobs ou de coucher avec quelqu’un d’influent, résumait Banksy au moment de la sortie de son documentaire Faites le mur, en 2010. Il suffit aujourd’hui de quelques idées et d’une bonne connexion Internet. »
L’histoire, pourtant, a donné tort à Banksy ; l’art urbain s’est institutionnalisé. Toute la question, dès lors, est de savoir comment l’exposer, sans lui faire perdre ce qui en fait la meilleure part : son rapport à la ville.
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Pourquoi l’art urbain déroute le monde de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Pourquoi l’art urbain déroute le monde de l’art