PARIS
Le pochoiriste est devenu l’un des artistes les plus connus et les mieux cotés en cultivant son anonymat et son indépendance. Un paradoxe qui n’est pas sans soulever des questions sur l’intégrité du fondateur, en août dernier, de Dismaland, le plus subversif des parcs d’attractions.
On pressentait cet été que la rentrée serait un peu banksienne. À la parution aux éditions Alternatives d’un ouvrage dédié au street artist anglais [Banksy, Vous représentez un niveau de menace acceptable vous le sauriez si ça n’était pas le cas, de Patrick Potter], était susceptible de venir s’ajouter un nouveau coup d’éclat artistico-médiatique de sa part – événement d’autant plus probable que le dernier en date, une vaste exposition personnelle à ciel ouvert dans la ville de New York, avait déjà deux ans. Dont acte. Fin août, Banksy confirmait ses talents de curator et rappelait sa formidable capacité à créer le buzz en dévoilant son dernier opus : Dismaland. Fomentée dans le plus grand secret et annoncée publiquement quelques jours seulement avant son ouverture, cette version dystopique de Disneyland – dismal signifie « maussade », « lugubre » en anglais – allait voir converger pendant cinq semaines de longues files d’attente à Weston-super-Mare, station balnéaire déclinante des environs de Bristol.
La couverture médiatique de l’événement, son succès public et sa viralité sur les réseaux sociaux donnent toute la mesure de ce qu’est devenu Banksy. Adulé aussi bien par les people et par les collectionneurs que par le public le moins susceptible de goûter l’art contemporain, le personnage s’est forgé en une quinzaine d’années un rang de star planétaire, bien au-delà de la sphère street art. « Il est l’artiste contemporain vivant le plus connu au monde », affirme Nick Walker, figure majeure du pochoir anglais. Un artiste capable de voler la vedette à Damien Hirst, devenu un invité parmi d’autres de son Dismaland. Cette « banksymania » peut surprendre de la part d’un street artist jaloux de son anonymat, tenant d’une certaine radicalité politique, et attaché à défendre les valeurs a priori très peu mainstream du graffiti. Mais il semblerait que la « légende » Banksy tienne justement à cette somme de paradoxes et de contradictions, gages les plus sûrs de son insaisissabilité, donc de son pouvoir de fascination.
Un engagement politique au pochoir
Difficile en effet de tracer le portrait d’un artiste passé maître dans l’art de brouiller les pistes, et sur lequel se charrient les images les plus contradictoires, de trublion anarchiste à génie du marketing, de « vandale » à « vendu ». Le premier écueil d’une telle entreprise tient bien sûr à l’anonymat du personnage, dont seul un cercle étroit de happy few pourrait reconnaître les traits et épeler le patronyme. Aussi, les passages obligés qu’implique l’exercice du portrait font-ils ici défaut : pour un journaliste, s’attabler autour d’un verre avec Banksy relève de l’impensable. Aux dérobades du principal intéressé répond la méfiance d’un entourage exercé à esquiver la moindre indiscrétion : « Sans lui, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui, se justifie Pure Evil, artiste, galeriste anglais et compagnon de route de l’artiste depuis une quinzaine d’années. Rester discret à son propos est une question de loyauté. Et puis, je ne suis pas sûr que les gens veuillent vraiment savoir qui il est : quand tout le monde veut son quart d’heure de célébrité, il est beaucoup plus intéressant de mettre l’accent sur son talent et sa créativité que sur son identité. »
Sans doute l’anonymat de Banksy est-il un génial outil de communication, d’autant plus efficace qu’il le place à contre-courant d’un monde obsédé par la visibilité : « C’est la meilleure idée qu’il ait eue, s’amuse Steve Lazarides, son ancien agent et galeriste. C’est ce qui lui a permis de devenir un mythe, et les gens seraient très déçus s’ils découvraient qui il est. » Protéger son identité tient pourtant au départ à une raison toute simple : son allégeance au graffiti, jeu interdit dont les possibles conséquences juridiques invite ses pratiquants à la plus grande discrétion. Le célèbre pochoiriste s’agrège au mouvement dans les années 1990, à Bristol. « À l’époque, nous étions environ dix graffeurs dans la ville, raconte Nick Walker. Je n’ai pas souvenir que Banksy en ait fait partie, il est apparu plus tard, en 1998, lorsqu’il a organisé une exposition collective de graffitis sur des palissades, “Walls on Fire” [Murs en feux]. » Apparemment discret, le jeune artiste est alors proche de Robert Del Naja alias 3D, figure majeure du graffiti local, DJ et membre fondateur du groupe Massive Attack. C’est lui qui l’aurait initié au pochoir. « Il a découvert que c’était une façon de peindre plus rapidement, et que ça limitait les risques de se faire arrêter », souligne Nick Walker. La technique lui offre aussi une échappée hors des codes un peu trop rigides du writing : « Les artistes qui pratiquent le graffiti traditionnel ont tout un tas de règles auxquelles ils aiment se conformer, et grand bien leur fasse, expliquait Banksy dans Time Out en 2010, mais je ne suis pas devenu graffeur pour que quelqu’un d’autre me dicte ma conduite. »
Enfin, le pochoir offre l’avantage de charrier une histoire très politique, où se croisent la propagande révolutionnaire russe, la lutte d’un Pignon-Ernest contre le nucléaire dans les années 1960, les « statements » de John Fekner à New York dix ans plus tard ou l’imagerie du mouvement punk. Il inscrit Banksy dans une lignée contestataire qui court des dadaïstes aux situationnistes, des yippies aux punks. De ces mouvements de résistance culturelle, l’artiste calque les modes opératoires et les crédos ; il pratique le canular, l’infiltration, le détournement, cultive l’invisibilité, l’action directe et le « do it yourself ». Contrairement à la majorité des street artists qui récusent tout engagement politique, lui assume ses positions anti-autoritaristes, antimilitaristes et anticapitalistes, tourne en ridicule la police, la signalétique, les caméras CCTV et plus largement ce qui relève du contrôle et de la surveillance, et se campe ouvertement en défenseur de tous ceux qui vivent l’envers du libéralisme post-thatchérien : voyous, bons à rien, immigrés, animaux (dont le rat, qui devient son emblème), etc. « Il fait des commentaires très simples sur des sujets très compliqués, affirme Steve Lazarides. Politiquement, il y a chez lui quelque chose de très adolescent, de très romantique : tout est tout noir ou tout blanc. » Ses positions en faveur des laissés-pour-compte l’amènent, dès 2005, à aller peindre à Bethléem, sur le mur qui sépare Israël de la Cisjordanie, puis à y organiser deux ans plus tard une exposition collective à ciel ouvert, ou encore à se rendre en 2008 dans une Nouvelle-Orléans dévastée par Katrina et les menées anti-graffiti d’un habitant, le Gray Ghost. La portée politique de ses pochoirs, mais aussi de ses œuvres sur papier, toiles, sculptures et installations, est d’autant plus grande que l’artiste possède deux solides atouts : son humour féroce et sa capacité à synthétiser son propos en une image simple. « C’est un génial commentateur de l’actualité, note Will Ellsworth-Jones, auteur chez Aureum de The Man behind the Wall, ouvrage « non autorisé » sur l’artiste. Son art est accessible à tous, contrairement au graffiti qui nécessite d’être initié. Quand vous voyez une œuvre de Banksy, vous la comprenez immédiatement et, le plus souvent, vous riez. »
À la fois dans et hors du système de l’art
Le personnage revendique aussi son indépendance à l’égard du monde de l’art, et d’autant plus aisément que l’essor d’Internet au tournant du millénaire permet désormais de court-circuiter les intermédiaires : « Il a été une vraie source d’inspiration, explique Pure Evil, en montrant qu’on n’avait besoin de personne pour s’exposer et monter des projets. » Dès ses débuts, Banksy délégitime en effet toute hiérarchie entre dehors et dedans, entre rue et institution, entre marges et establishment. Sur un mode ironique et potache, il ne cesse de revendiquer la dignité de l’art urbain et sa prétention à rivaliser avec les expressions consacrées. En 2003, il infiltre avec méthode plusieurs musées prestigieux, dont le Louvre, et y accroche ses propres œuvres, sans autorisation bien sûr. Dans une veine proche, mais cette fois avec l’assentiment de l’institution, il orchestre en 2010 au musée de Bristol une confrontation savoureuse avec les très classiques collections permanentes. Il remet aussi en question les espaces d’exposition consacrés et explore d’autres lieux et d’autres modalités de présentation et de diffusion des œuvres d’art : ses expositions investissent des espaces délaissés (entrepôts, tunnels et, récemment, ancienne piscine), où il organise d’extravagantes expositions personnelles – en 2008, le clou de « Barely Legal » à Los Angeles sera… un véritable éléphant –, mais aussi bon nombre d’événements collectifs dédiés à la culture du graffiti (« Walls on Fire » en 1998, « Burner Prize » en 2003, « Santa’s Ghetto » de 2000 à 2007, « Can’s Festival » en 2008). « Nous nous sommes appliqués à briser toutes les règles qui pouvaient l’être, raconte Steve Lazarides. On n’arrêtait pas de nous dire que ce qu’on faisait était impossible. » Parallèlement, il crée avec son galeriste et agent Steve Lazarides et le dessinateur Jamie Hewlett les éditions d’art en ligne Pictures on Walls (POW). Y sont vendus à des prix très raisonnables des multiples créés par la crème de la scène street art et underground, dont Banksy. « Vendre des toiles et des sérigraphies était pour lui une manière de financer ses interventions urbaines et de monter de plus gros projets », explique Steve Lazarides.
Banksy pris à son propre piège
L’irrévérence de Banksy, ses menées contre l’establishment et son indépendance revendiquée à l’égard du monde de l’art ne l’empêchent pas de conquérir solidement les faveurs des médias et, avec eux, des collectionneurs et du marché. Aux enchères, ses œuvres se maintiennent avec une belle régularité au-dessus de la barre des 500 000 livres. En 2008, Keep it Spotless, toile peinte avec Damien Hirst en 2007, atteint même le record de 1,8 million de dollars chez Sotheby’s à New York. Logiquement, ce succès commercial exceptionnel pour un artiste urbain stimule quelques appétits. Bien qu’il refuse toute opération de co-branding, Banksy devient une marque : des reproductions de ses pochoirs ornent désormais mugs et cartes postales, des faux circulent et chacune de ses interventions urbaines menace d’être arrachée à la rue pour terminer sous le marteau des commissaires priseurs. « Mon avocat dit que je suis l’artiste vivant le plus plagié au monde et voudrait que je réagisse, expliquait-il en 2010 à la sortie de son documentaire Faites le mur. Mais si vous avez construit votre identité sur la réputation de vous moquer un peu de la notion de propriété, ce serait assez malvenu d’attaquer qui que ce soit pour des questions de droit d’auteur. » Pour contrer les abus, le pochoiriste crée tout de même Pest Control (littéralement : « contrôle parasitaire »), dont le rôle est d’authentifier ses œuvres et de contrôler la diffusion de leurs reproductions.
Seulement voilà : l’immense succès de l’artiste a de quoi jeter un sérieux doute quant à la sincérité de son engagement politique. Il contribue à camper le personnage en manipulateur et en « vendu», en simple opportuniste paré des atours de la subversion, en « mutin de Panurge ». Il faut dire que Banksy a l’art de semer l’équivoque : « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, ironisait-il en 2010 dans le dossier de presse de Faites le mur, mais peut-être que j’utilise simplement la contestation pour promouvoir mes œuvres. » La stratégie de communication du personnage est de nature à renforcer les soupçons : en devenant célèbre, Banksy s’est adjoint les services de Jo Brooks, qui gère les relations publiques de quelques « stars » de l’industrie culturelle outre-Manche, dont le musicien Fatboy Slim. Sa maîtrise de la communication vaut à la moindre intervention de l’artiste une couverture presse en contradiction avec son anonymat proclamé et sa volonté apparente d’échapper au star system. Conséquence : Banksy s’attire de solides inimitiés, notamment dans un milieu du graffiti très attaché, au moins en discours, à dénoncer toute forme de « récupération » par l’institution ou le marché. « Pour un graffeur, le succès commercial est une marque d’échec », résumait l’artiste dans une interview accordée au Village Voice en 2013.
De fait, son parcours récent suggère qu’il pourrait n’être pas très à l’aise avec son image ambivalente d’anarchiste millionnaire et de coqueluche du marché. En 2009, il se sépare de Steve Lazarides et réalise dans la foulée Faites le mur, brillant documentaire où sont exposées les contradictions du street art en général, et de notre homme en particulier. Quatre ans plus tard, il donne à son exposition new-yorkaise un titre manifeste : « Better Out Than In » [Plutôt dehors que dedans]. À l’occasion, il vend dans la rue des pochoirs originaux signés à 60 dollars pièce, véritable pied de nez à sa cote stratosphérique. Ces précautions vaudront-elles à Banksy de prouver son intégrité ? Pas si sûr : « Napoléon a dit : “Dans une révolution, il y a deux types de gens : ceux qui la font, et ceux qui en profitent”, déclarait-il au Monde en 2010. Je m’inquiète de savoir à quelle catégorie j’appartiens. » Son public aussi.
1974 ?
Naissance à Bristol ?
1998
Organise l’exposition collective de graffiti « Walls on Fire »
2003
Infiltre le Louvre, La Tate, Le National History Museum et d’autres institutions pour y exposer ses propres œuvres
2005
Peint pour la première fois sur le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie
2008
« Barely Legal », exposition personnelle à Los Angeles
2010
Sortie du documentaire Faites le mur
2013
Better Out Than In, exposition personnelle à ciel ouvert à New York
Août 2015
Ouverture de Dismaland à Weston-super-Mare (Grande-Bretagne)
Banksy, Vous représentez un niveau de menace acceptable vous le sauriez si ce n’était pas le cas, de Patrick Potter, éditions Alternatives, 240 p., 33 €.
Urban Art Legends, Planète Banksy 2, de KET, éditions Hugo Desinge, 128 p., 17,50 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Banksy - Portrait robot d’un artiste subversif