Par la décoration d’un réfrigérateur, Bernard Buffet fait primer l’intégrité de son œuvre sur le droit de propriété d’un acquéreur-mutilateur.
Paris, 1958. Bernard Buffet est adulé par la presse qui le considère comme un génie. À trente ans, il est déjà riche, alors qu’une décennie auparavant il étudiait à l’École des beaux-arts. Il vient de faire l’objet d’une rétrospective à la galerie Charpentier à Paris, Pierre Bergé qui a partagé sa vie publie un essai sur son œuvre, et il rencontre Annabel Schwob qui deviendra sa muse et son épouse, jusqu’à ce qu’il se donne la mort en 1999.
Le travail acharné de Buffet lui a permis de connaître le succès et ses peintures sont vendues sur-le-champ et avant même chaque exposition. Une institution de bienfaisance ne s’y trompe pas en le sollicitant pour une vente caritative dont l’idée est de s’emparer d’une armoire frigorifique de la marque Frigidaire. Buffet se prête au jeu et en décore un de sa peinture triste, aiguë, verticale et allongée. Son œuvre est présentée avec celles de neuf autres artistes, lors de l’exposition « Noblesse de l’objet quotidien » à la galerie Charpentier, avant de passer sous le marteau du célèbre commissaire-priseur Maurice Rheims. Un succès : le réfrigérateur embelli par Buffet est acquis par un certain Monsieur Fersing pour 1 175 000 d’anciens francs (environ 24 000 euros). À peine propriétaire, ce dernier entreprend de découper les panneaux de l’appareil pour les revendre. C’est ainsi qu’un bout de porte – au titre poétique de Nature morte aux fruits– est proposé à la vente sous le marteau du même Maurice Rheims. Refroidi par cette mutilation, Buffet fait opposition à la vente et saisit la justice.
Il est vrai que la toute récente loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique prévoit en son article 6 que « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre » (aujourd’hui article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle). Ce texte permet donc à tout artiste de s’élever contre une dénaturation ou une modification matérielle (transformation physique de l’œuvre) ou intellectuelle (projection intellectuelle dans un univers particulier sans que l’œuvre soit touchée). Mais l’acquéreur d’une œuvre détient un droit de propriété lui permettant de disposer de son bien de manière absolue. Face à cette contradiction pour laquelle le législateur n’a prévu aucune solution, la question soulevée est simple : le propriétaire d’une œuvre d’art peut-il la découper en morceaux ?
Après un premier jugement du tribunal civil de la Seine du 7 juin 1960, la cour d’appel de Paris répond par la négative le 30 mai 1962 et reconnaît l’atteinte au droit moral de Buffet sans pour autant lui remettre les panneaux litigieux. Échaudé par l’impossibilité de spéculer sur cette œuvre dont il n’était pas autorisé à s’en débarrasser pièce par pièce, Monsieur Fersing se pourvoit en cassation au motif que le découpage du réfrigérateur n’aurait porté atteinte qu’à un appareil ménager et non à une œuvre d’art. Pour le grand avocat général Raymond Lindon – dont il faut se souvenir qu’il fut radié du barreau en 1942 en application du statut des juifs –, l’affaire Buffet est d’importance car les dénaturations des œuvres sont fréquentes dans l’histoire de l’art et mériteraient d’être sanctionnées. Ainsi, convoque-t-il une toile d’Eugène Delacroix « qui a été dépecée de telle sorte que le musicien [Frédéric Chopin] au Louvre et la romancière [Georges Sand] à Copenhague sont séparés sans doute pour l’éternité », et rappelle que la salle de bains de la demeure du magistrat François-Parfait Robert à Mantes, décorée de six panneaux peints par Jean-Baptiste Corot, a été léguée au Musée du Louvre en 1926 afin de respecter l’intégrité de cet ensemble.
Lindon est suivi dans sa démonstration. Par un arrêt du 6 juillet 1965, la Cour de cassation affirme solennellement que « le droit moral qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée lorsque, comme en l’espèce, […] l’œuvre d’art litigieuse, acquise en tant que telle, constituait “une unité dans les sujets choisis et dans la manière dont ils avaient été traités”, et que, par le découpage des panneaux du réfrigérateur, l’acquéreur l’avait “mutilée” ».
Sans le savoir, Buffet a accolé pour l’éternité son nom à l’une des plus illustres jurisprudences en matière d’art. En reconnaissant l’idée que l’œuvre d’art est une expression de la personnalité de l’artiste, toute déformation, démembrement ou dénaturation de l’œuvre malmène une expression de sa personnalité et porte atteinte à son identité artistique, à sa personnalité et à son honneur. Véritable composant du droit moral, le droit à l’intégrité de l’œuvre – dit aussi droit au respect de l’œuvre – est sans nul doute celui qui est aujourd’hui le plus invoqué devant le juge.
Ainsi ont pu être sanctionnés pour atteinte au droit au respect de l’œuvre : la modification des couleurs d’une toile du Douanier (Henri) Rousseau, la destruction d’une sculpture d’Armand Debève à l’occasion de travaux de réfection, ou encore l’ajout d’une couche picturale sur des plaques d’impression de Bengt Lindström. C’est d’ailleurs, au nom de cette prérogative que Daniel Buren s’est mobilisé à l’été 2018 contre l’accrochage, à proximité de ses « Colonnes» (Les Deux Plateaux) du Palais-Royal à Paris, d’une œuvre éphémère du street-artiste Mehdi Cibille (alias Le Module de Zeer) et qui a été rapidement retirée par le ministère de la Culture au nom d’une question d’exemplarité.
Connu, aimé, banni, et aujourd’hui redécouvert après un certain ostracisme de l’establishment, c’est grâce à Bernard Buffet que les artistes peuvent faire respecter l’esprit de leurs créations face à des propriétaires ou des tiers peu scrupuleux. Jean Cocteau, dont Buffet a illustré et gravé sa pièce de théâtre La Voix humaine, n’avait pas tort d’écrire qu’« une nature morte de Buffet n’est morte que d’un œil et prête à mordre » !
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1965, une victoire pour le droit moral des artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°652 du 28 mars 2025, avec le titre suivant : 1965, une victoire pour le droit moral des artistes