En rentrant dans les galeries et les musées, l’art urbain a-t-il perdu son ADN ?
Parcourir une exposition ou une foire d’art urbain se révèle souvent déconcertant. Toiles, sculptures, installations parfois, s’y succèdent sans que le lien avec la ville soit toujours évident. « On privilégie le mot “art”, et on oublie le mot “urbain” », résume Olivier Granoux, journaliste à Télérama.
Si elle offre enfin la perspective d’un revenu aux artistes, la monstration de l’art urbain hors de son contexte originel brouille les pistes : elle déplace, recadre, requalifie. « Ces œuvres fonctionnent dans un certain lieu, une certaine temporalité, souligne le critique d’art Philippe Dagen. Privées de ce lieu et de ce temps, les mêmes œuvres font-elles sens ? Sont-elles réduites à des éléments ornementaux ? » Dans un texte de 2017, « Curating street art » , le spécialiste du street art, Javier Abarca, pointe ainsi tout ce qui distingue le travail dans la rue de ce qui se fait dans les espaces d’art : « Dans le white cube, il y a peu d’occasions de travailler avec un contexte, des formes et des textures existantes, des significations ou l’histoire. Il y a encore moins d’occasions de jouer avec l’échelle ou la distance, comme c’est le cas dans l’espace public [...]. Il n’y a pas de fluctuations de temps, ni de possibilité d’observer la façon dont une œuvre évolue naturellement. Il n’y est pas question de savoir où, quand et comment – mais principalement “quoi”. »
Pour certains artistes, le « passage à l’art » apparaît d’autant plus compliqué qu’ils s’affrontent alors à une culture, un langage, des habitus, un héritage distinct de ceux qui ont forgé leur légitimité dans la rue. « Le défi de l’urbain est de réussir à parler à tous sans choquer, de cohabiter avec d’autres surfaces visibles, explique Susana Gallego-Cuesta, la directrice du Musée des beaux-arts de Nancy. Quand tu entres dans la galerie, puis dans le musée, le défi change : tu dois alors cohabiter avec toute l’histoire de l’art. » Cohabitation qui succède parfois, pour corser le tout, à une posture anti-muséale et anti-système assumée, qui risque fort de mettre l’artiste face à ses contradictions.
Né dans la rue, l’art doit-il alors y rester sous peine d’être dénaturé et « démagnétisé », pour reprendre une formule de Philippe Dagen ? Selon certains de nos interlocuteurs, il a tout au contraire sa place dans les galeries et institutions muséales, mais à certaines conditions.
Pour Javier Abarca, il convient d’abord d’adopter les mots adéquats : « Créer de l’art dans la rue et créer de l’art dans le white cube sont deux pratiques complètement différentes. Les termes ne sont pas importants en eux-mêmes, mais utiliser le même mot pour deux choses différentes rend la discussion à leur propos très compliquée. Il y a, en effet, un nouveau champ de l’art contemporain créé par des artistes issus du graffiti et du street art, qui produisent des œuvres d’art innervées par cet héritage. Mais désigner ces œuvres comme du street art n’a pas de sens. Nous avons probablement besoin d’un nouveau terme, et le chercheur anglais Rafaël Schacter a forgé celui d’“art intermural”, qui à mon sens convient très bien. »
Dans certains cas, ces œuvres d’atelier cherchent à restituer les conditions d’élaboration (et de disparition !) de l’art urbain. Certaines recourent à l’installation et la scénographie pour confronter le spectateur à l’expérience physique et spatiale du graffiti. D’autres cherchent à mettre au jour la singularité des pratiques – leur urgence, leur rapport à la loi, ou encore leur caractère furtif, forcément éphémère.
Pour exposer ce qui fait la spécificité de l’art urbain, il faut aussi faire une large place aux archives, aux photographies, bref à tout l’arsenal documentaire constitué au gré des interventions urbaines par les artistes et leurs complices. « Dès que l’institution s’en mêle, le discours change, note Susana Gallego-Cuesta, mais on peut s’en mêler sans tuer, observer sans étrangler. Il faut préserver le côté éphémère, fragile et volatil de l’art urbain, être conscient qu’on ne peut montrer que des traces et des vestiges. »
Selon elle, la rue pourrait être alors « une machine à repenser le musée ». Christian Omodeo, qui l’accompagne dans cette réflexion, ne dit pas autre chose : « Le musée est cher, on fait la queue, on y impose souvent un certain rapport à l’œuvre, rappelle-t-il. L’art urbain peut ouvrir une réflexion sur son rôle, et aider à repenser les modèles, de l’exposition notamment. » Le tout, précise-t-il, sans ajuster les discours des artistes urbains aux attendus de l’art contemporain : « L’enjeu n’est plus de légitimer ce milieu, mais de faire en sorte que les fonds publics soient utilisés pour accompagner des projets artistiques capables de parler aussi à un public que les musées ne toucheraient pas autrement. » Bref, il ne s’agit plus de faire entrer la rue dans le musée, mais de raviver le musée au contact de la rue, dont il pourrait avoir quelque chose à apprendre.
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Le difficile passage de la rue au musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Le difficile passage de la rue au musée