PARIS
Six experts du street art se sont prêtés au jeu de l’entretien croisé afin de mieux définir cette forme d’expression artistique, expliquer le développement de son marché et pointer les enjeux.
Nicolas Chenus (N. C.) et Samantha Longhi (S. L.), fondateurs de la galerie Openspace et de Graffiti art magazine, Nicolas Laugero Lasserre (N.L.-L.), collectionneur, Jérôme Catz (J. C.), commissaire de l’exposition « #Street art » à l’espace Electra, Claire Calogirou (C. C.), Anthropologue au CNRS et Sophie Duplaix (S. D.), conservatrice à Beaubourg, définissent l’art urbain et expliquent sa conquête du marché de l’art et des institutions.
Comment pourrait-on définir l’art urbain ? Quelles sont ses caractéristiques ?
N. C./S. L. - Le terme de « street art » désigne des choses très diverses, qui touchent aussi bien à l’esthétique qu’à la culture des artistes et à leur manière d’aborder la ville… Il manque un nom adéquat pour regrouper toutes ces pratiques, surtout dans le contexte actuel où il existe un floutage entre toutes les formes d’intervention : ni l’outil utilisé au départ (la bombe aérosol), ni l’illégalité et la transgression, ne suffisent plus à les qualifier. De même, l’art urbain spontané tend à se confondre avec la commande publique et les artistes qui n’ont pas de pratique dans la rue se réclament pourtant du street art. Du coup, l’expression est dépassée. On devrait plutôt parler de nouvel art contemporain.
J. C. - Un street artiste intervient dans la rue spontanément et gratuitement. Il donne généreusement de sa créativité et de son temps dans la rue, souvent de manière un peu engagée. À force d’intervenir in situ, il se forge une éthique et une légitimité. C’est ce qu’on appelle la « street credibility » [légitimité de la rue, ndlr].
Peut-on faire une typologie de l’art urbain ?
J. C. - L’art urbain est un mouvement artistique trop protéiforme pour être défini par une technique ou par une esthétique. Cela va de la sculpture à l’affiche, en passant par des formes qui intègrent une part d’interactivité, notamment à travers les QR codes. Il faudrait plutôt parler de familles : celle du tag et du graffiti, celle des pochoiristes, celle des colleurs d’affiches, etc. Au sein de chaque famille, on trouve des approches très diverses, qui font qu’il est difficile de dégager une esthétique commune…
N. C./S. L. - Les graffeurs se placent en opposition au street art. Le graffiti est une culture en soi, complètement à part, et doit être dissocié de l’art urbain.
N.L.-L. - Une partie du mouvement a une pratique vandale et se heurte à la répression. Beaucoup continuent à « défoncer » des trains pour l’adrénaline. Mais le mouvement ne se résume pas au graffiti, contrairement à ce qu’on entend parfois dire. Si c’était le cas, quelle place faire à Gérard Zlotykamien, à Jef Aerosol ou Miss. Tic qui n’ont jamais été influencés par le graffiti new-yorkais ? Ce sont des artistes formés académiquement qui à un moment donné créent dans la rue, certains pour se faire connaître, d’autres pour porter de la poésie dans les rues comme à la butte aux Cailles…
N. C./S. L. - L’art de la rue n’est pas toujours le fait d’artistes. Dans ces conditions, il est impossible de mettre tous ceux qui y interviennent dans le même panier. Pour nous, est artistique ce qui a une nécessité narrative ou contextuelle. Or, beaucoup utilisent la rue comme un panneau publicitaire et non comme un medium. Ils ont juste besoin d’un tremplin pour vendre leur soupe.
Il existe en France un débat récurrent sur la légitimité d’exposer ou non l’art urbain intra muros. Comment l’expliquez-vous ?
N. C./S. L. - Les aficionados de l’art urbain sont forcément déçus lorsque celui-ci est présenté en galerie. Eux, aiment l’idée de parcours, d’expérience, de jeu avec l’espace.
N.L.-L. - Le graffiti est une franc-maçonnerie très codifiée et revendique une essence puriste. D’où une forme d’autosabotage sur le marché, où les artistes sont muselés par leurs codes et leur culture. Heureusement, les barrières tombent, car les graffeurs se rendent compte qu’on peut faire des choses de qualité au sein de l’institution : le Lasco project au Palais de Tokyo en est un exemple.
C. C. - Dans un mouvement, on trouve toujours des gens qui souhaitent voir les choses rester dans l’état où elles sont nées. Ce débat montre qu’on est toujours en réflexion et en observation par rapport à l’évolution de l’art urbain.
Depuis une dizaine d’années, le marché de l’art urbain ne cesse de se développer. Pourquoi cet engouement ?
N.L.-L. - À Paris, on assiste à l’explosion du premier marché : cinquante galeries y présentent de l’art urbain. La demande est telle que c’est souvent le street artist qui permet de faire vivre la galerie. Pour autant, l’étiquette street art ne suffit pas à vendre : encore faut-il faire les choses bien et respecter l’ADN du mouvement. Or, parmi les marchands qui se positionnent sur ce créneau, certains mélangent tout et n’ont pas de ligne artistique définie.
J. C. - Commercialement, le street art a un avenir plutôt brillant. Les gens qui collectionnent de l’art urbain ont pour certains fait du graffiti ou ont grandi avec cette culture-là, pour peu qu’ils aient vécu dans une ville. En revanche, comme on s’adresse à un public de plus en plus large, certains marchands vont commencer à vouloir vendre du street art comme un placement financier. On se retrouve alors avec des artistes fabriqués de toutes pièces, et il suffit d’une exposition sold out [à guichet fermé, ndlr] dans des conditions opaques dans une galerie new-yorkaise et de quelques « records » de prix en salle des ventes pour s’acheter une légitimité. Cela explique que certains artistes se taillent une place sur le marché alors qu’ils arrivent de nulle part et n’ont aucune street credibility. Par exemple, je suis surpris de voir des artistes comme Rero ou Ludo tenir des cotes de street artistes confirmés alors qu’il est impossible de voir une de leurs œuvres datées d’avant 2010 et encore moins dans la rue (la vraie). Cela dit, s’ils ne revendiquent pas le statut de street artiste, tout devient possible.
Certains prétendent que l’engouement pour l’art urbain a un effet délétère sur les pratiques…
N. C./S. L. - Beaucoup d’artistes urbains gagneraient à rester dans la rue. Si la transposition de la rue à la galerie ne fonctionne pas, c’est tout simplement que l’artiste n’est pas bon ! Les street artistes sont malléables : beaucoup d’entre eux sont des autodidactes sans parcours institutionnel. Ils découvrent sur le tard les rouages du marché et n’ont pas toujours les armes.
C. C. - L’institutionnalisation peut avoir des effets négatifs. Elle attire les opportunistes, au risque de faire perdre son âme au mouvement. Or, le street art est aussi une culture, une manière de vivre, et pas seulement une technique ou une esthétique. Le risque est alors de voir l’esprit des débuts se diluer dans « quelque chose qui ressemblerait à » mais qui n’en est pas. Les graffeurs et tous ceux qui gravitent dans le milieu font très bien la distinction entre les vrais de vrais et les artistes qui n’ont pas vraiment d’expérience dans la rue. Mais le grand public, lui, ne fait pas la différence. Dans ces conditions, le mouvement pourrait très bien échapper à son origine.
Comment expliquer la place négligeable de l’art urbain dans les collections des musées français ?
S. D. - Il y a deux facteurs me semble-t-il : d’une part, un volet commercial assez dérangeant, qu’encouragent certains marchands qui poussent les artistes à adopter des supports et des formats qui peuvent se vendre mais dénaturent leur pratique ; d’autre part, une posture de certains artistes du street art, qui consiste à rejeter l’institution ou l’ignorer. Il faut des ouvrages scientifiques, non partisans, non commerciaux sur le street art et la voie est ouverte à présent. Après, ou parallèlement, les institutions prendront le relais.
N.L.-L. - Il existe entre les institutions et l’art urbain un vrai décalage générationnel. Les conservateurs et commissaires d’exposition de ces institutions ne comprennent pas le mouvement et le cantonnent à une expression de la rue, sans voir la diversité des courants, des esthétiques, etc. Il y a une forme de snobisme du milieu de l’art à l’égard du street art, perçu comme une culture populaire. Pourtant, s’ils veulent élargir leur public, les musées gagneraient à s’intéresser de plus près au mouvement.
C. C. - Jusqu’alors, on ne prenait pas le graffiti pour un art. On y voyait surtout la dégradation des lieux et l’expression des classes populaires.
Comment voyez-vous évoluer l’art urbain dans les prochaines années ?
N.L.-L. - C’est un mouvement de surenchère qui crée entre les artistes, les galeries, les salles des ventes et les institutions une saine émulation. Quand on voit se succéder le Mausolée, les Bains, la Tour 13 ou le Lasco project au Palais de Tokyo, on a forcément envie de faire plus grand, plus fort. On ne peut plus se contenter de ce qu’on faisait il y a dix ans. Les murs sont toujours plus nombreux, toujours plus hauts, et les œuvres toujours plus fortes.
C. C. - Dans les années à venir, il est probable qu’on aille vers une reconnaissance encore plus forte du mouvement, qui passera par un ostracisme de son côté illégal sinon vandale. On risque aussi d’assister à un tri.
J. C. - Le marché promet d’exploser. Si c’est le cas, le marché de l’art contemporain va essayer de récupérer le street art et va le faire mal. On va alors passer par une période de flou artistique dangereuse, car susceptible de mettre à bas le mouvement en ébranlant la confiance des collectionneurs. Le mouvement a besoin de gens de confiance, sans conflits d’intérêts, et qui crient à l’arnaque quand c’est nécessaire.
Dans les lieux publics
#Streetart, l’innovation au cœur d’un mouvement, jusqu’au 1er mars 2015, Fondation EDF, 6, rue Récamier, 75007 Paris
In Out, La collection Nicolas Laugero Lasserre, jusqu’au 13 décembre, Maison des arts de Créteil, 1 Place Salvador Allende, 94000 Créteil
Expressions urbaines, Street Art, Graffiti & Lowbro, jusqu’au 1er février 2015, Institut Culturel Bernard Magrez, Château Labottière, 16 rue de Tivoli, 33000 Bordeaux
Dali fait le mur (une vingtaine de street artistes ont créé une œuvre en dialogue avec les œuvres de Dali), jusqu’au 15 mars 2015, Espace Dali, 11 rue de Poulbot, 75018 Paris
Le street art est à l’honneur lors de la Nuit Blanche à Paris le 4 octobre 2014. Il est présent dans l’ancienne gare Massena (13e) avec Swoon, Inti, Roa, Skki, L’Atlas, Futura…, à l’hôpital Necker avec Vhils, et dans le 13e avec Mark Jenkins et Spy…
Dans les galeries
Btoy à Djerbahood, du 17 octobre au 15 novembre, Galerie Itinerrance, 7 bis rue René Goscinny, 75013 Paris
Vhils, Vestiges, Solo Show, du 11 octobre au 15 novembre, Galerie Magda Danysz, 78, rue Amelot, 75011 Paris
Paper Party 2, du 30 octobre au 20 décembre, Galerie Richard & Le Feuvre, 6 Boulevard du Pont d’Arve, 1205 Genève, Suisse
Éphémères. Gérard Zlotykamien, du 13 au 25 octobre, Galerie Mathgoth, 34, rue Hélène Brion 75013 Paris
Éric Lacan, All monsters are human, du 30 octobre au 1er novembre, Bastille design center, 74 boulevard Richard Lenoir, 75011 Paris, et du 4 au 15 novembre, Galerie Openspace, 56 rue Alexandre Dumas, 75011 Paris
Gully, Opera Gallery, jusqu’au 11 octobre, 356 Rue Saint Honoré, 75001 Paris
Keith Haring, du 23 octobre au 27 décembre, Galerie Laurent Strouk, 2 avenue Matignon, Paris 75008
POES, Story Telling, Solo Show, Galerie Wallworks, jusqu’au 29 novembre, 4 Rue Martel, 75010 Paris
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Nicolas Laugero Lasserre : « Respecter l’ADN du mouvement »
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°420 du 3 octobre 2014, avec le titre suivant : Nicolas Laugero-Lasserre : « Respecter l’ADN du mouvement »