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1995, pas de « courte citation » pour une œuvre vue à la télé

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 10 avril 2025 - 998 mots

La représentation intégrale, dans le cadre d’une émission de télévision et très brièvement, du « Petit Café » d’Édouard Vuillard, pour le décor du Théâtre des Champs-Élysées, « ne peut s’analyser comme une courte citation », selon un arrêt de la Cour de cassation de cette année-là.

Paris, 1912.Édouard Vuillard (1868-1940) met la touche finale au portrait de son ami acteur et metteur en scène Sacha Guitry. Le théâtre a toujours occupé une place importante dans la vie du peintre puisque celui-ci a commencé en créant des décors et en concevant des programmes pour le théâtre d’avant-garde et qu’il a entretenu tout au long de sa vie des contacts étroits avec les gens de ce milieu. Il n’est donc pas anodin que Vuillard soit sollicité pour réaliser plusieurs panneaux et peintures, dont Le Petit Café, pour le bar-fumoir du tout nouveau Théâtre des Champs-Élysées à Paris conçu par Auguste Perret, Antoine Bourdelle et Henry Van de Velde. Inauguré en 1913, ce bâtiment au décor sobre et rigoureux est considéré comme l’un des premiers représentants du style Art déco en architecture.

Défaut de consentement des ayants droit

En 1988, la société de télévision Antenne 2, qui sera renommée « France 2 », programme l’émission « Du côté de chez Fred » animée par Frédéric Mitterrand, dont l’un des numéros est consacré à la comédienne Michèle Morgan. À cette occasion sont présentées des vues du Théâtre des Champs-Élysées et notamment les œuvres de Vuillard, sans qu’une autorisation préalable des ayants droit n’ait été sollicitée. La Société de la propriété artistique des dessins et modèles (Spadem) demande alors une redevance à Antenne 2. Car « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle). Toutefois l’auteur ne peut interdire, lorsque l’œuvre a été divulguée, les « courtes citations » (article L. 122-5, 3°, du code de la propriété intellectuelle). Sur ce fondement, Antenne 2 refuse de céder aux demandes de la Spadem qui l’assigne alors en justice. La question est simple : la présentation intégrale d’une œuvre graphique ou plastique relève-t-elle du champ d’application du « droit de citation » ?

Le 15 mai 1991, le tribunal de grande instance de Paris refuse de reconnaître la courte citation et condamne la chaîne de télévision. Alors que la jurisprudence avait pu admettre que la reproduction intégrale en petit format d’une sculpture de Rodin dans un ouvrage d’histoire de l’art relevait du champ d’application du droit de citation en 1923, cette solution avait été peu à peu abandonnée, ce qui a conduit le grand juriste du droit d’auteur Henri Desbois à affirmer dans les années 1970 que la « courte citation » ne peut être admise dans le domaine artistique. Aussi le 7 juillet 1992 la cour d’appel de Paris confirme-t-elle le jugement. Antenne 2 ne compte pas en rester là et se pourvoit logiquement en cassation, estimant que « la fugacité de la représentation des œuvres [est] de nature à assimiler cette représentation à une courte citation ».

Les modifications successives de la loi

Pour autant, la Cour de cassation reste inflexible. Le 5 juillet 1995, elle affirme avec force que « la représentation intégrale d’une œuvre, quelles que soient sa forme et sa durée, ne peut s’analyser comme une courte citation ». Cet arrêt énonce au plus haut sommet le rejet de la citation artistique, peu importe sa brièveté. Naît alors une controverse au sein des juristes puisqu’il serait dans ce cas bien difficile de « couper » les œuvres, qui sont généralement reproduites d’une manière intégrale, sauf à heurter le droit moral de l’auteur. À dire vrai, les juges étaient prisonniers d’une représentation « littéraire » de ce que devait être la citation sans pouvoir la dépasser.

Cette vision a toutefois été confirmée en 2003 par la Cour de cassation à propos de la diffusion d’œuvres de Maurice Utrillo (1883-1955) dans une émission de France 2, alors que la chaîne avait la possibilité d’informer les téléspectateurs de l’existence de l’exposition du peintre sans qu’il lui soit indispensable de représenter des toiles. En réaction, le législateur a donc introduit en 2006 une nouvelle exception selon laquelle lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire « la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d’une œuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d’information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d’indiquer clairement le nom de l’auteur » (article L. 122-5, 9°, du code de la propriété intellectuelle).

À la suite de cela, il n’est pas surprenant que la courte citation se soit déplacée vers la question des reproductions dans les catalogues de vente. Ainsi en 1993, Jean-Roger Fabris, qui est devenu à la mort de la veuve de Maurice Utrillo le légataire universel, a pu faire reconnaître l’absence de « courte citation » pour la reproduction d’œuvres du peintre par le commissaire-priseur Guy Loudmer dans un catalogue. Une loi de 1997, modifiée en 2001 puis en 2006, a alors ajouté une nouvelle exception selon laquelle l’artiste ne peut interdire « les reproductions, intégrales ou partielles, d’œuvres d’art graphiques ou plastiques destinées à figurer dans le catalogue d’une vente judiciaire effectuée en France pour les exemplaires mis à la disposition du public avant la vente dans le seul but de décrire les œuvres d’art mises en vente » (article L. 122-5, 3°, du code de la propriété intellectuelle). Les artistes ont toutefois été préservés des pertes pécuniaires puisque les ventes non judiciaires ont été expressément exclues ! Pourtant cette anomalie juridique n’aurait jamais dû voir le jour si le législateur avait transposé dès 1974 le concept de « citation conforme aux bons usages », figurant dans l’Acte de Paris de 1971 de la convention de Berne, qui permettait de reproduire l’image d’une œuvre dans le but de commercialiser celle-ci.

Grâce à un petit café, le contentieux Vuillard – complété par celui d’Utrillo – a permis de faire avancer la législation sur le droit des artistes en préservant leur monopole, resté presque sain et sauf !

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : 1995, pas de « courte citation » pour une œuvre vue à la télé

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