Figurant dans la collection de Jean Chatelus actuellement présentée au Centre Pompidou, l’artiste Fluxus Robert Filliou n’a cessé d’explorer les liens fascinants entre l’art et la vie.
Son aphorisme, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », a servi de mantra à nombre de ses suiveurs, à commencer par les tenants de l’esthétique relationnelle des années 1990.
Mais s’il fallait choisir entre l’art et la vie, le dilemme serait vite tranché. Interrogé sur l’œuvre qu’il sauverait si le Louvre était en flammes, Jean Cocteau répondait ainsi : « J’aimerais emporter le feu. »À quoi le toujours perspicace Salvador Dalí rétorquait : « Je ne sauverais pas le feu. Je sauverais l’air. » Simple rappel à la logique ; support de la vie, l’oxygène est la condition incontournable de toute vie terrestre.
Plus récemment, les activistes de groupes comme Just Stop Oil, qui aspergent de soupe des tableaux exposés dans les musées, alertent pour leur part sur l’urgence à sauver le climat plutôt que l’art. La députée écologiste Sandrine Rousseau défendait en ces termes les militantes qui s’étaient attaquées aux Tournesols de Vincent Van Gogh : « Oui c’est un chef-d’œuvre, mais au rythme où nous allons, plus personne ne sera là pour l’admirer dans le futur tant nous aurons tout gâché. »
La vie et les musées ne font pas bon ménage. En ce qui concerne le public, d’abord. Le règlement de visite du Louvre égrène ainsi les interdictions : ne pas boire, manger, courir, toucher les œuvres, parler fort… Turbulentes, les familles se sentent plus à leur place dans des dispositifs immersifs dématérialisés, où les enfants peuvent galoper. Inauguré en 2018 à Paris, l’Atelier des Lumières accueille ainsi chaque année un million et demi de visiteurs, soit autant que le Musée national d’art moderne (Mnam), mais pour voir littéralement… de l’air.
La vie est tout autant traquée dans les œuvres elles-mêmes. Dans le documentaire Le Grand Musée de Johannes Holzhausen (2014), les équipes du Kunsthistorisches Museum de Vienne étaient filmées dans un calme et un silence de mort. Mais soudainement des restaurateurs découvraient un souffle de vie minuscule dans une tapisserie, de microscopiques insectes : branle-bas de combat ! Même mésaventure pour l’artiste brut Michel Nedjar, célèbre pour ses poupées de cordes et de haillons, qui ressuscitent notamment les membres de sa famille décimée dans les camps nazis. Alors que le collectionneur Daniel Cordier avait fait don en 1989 d’une vingtaine de ces poupées au Mnam, l’artiste avait reçu un appel affolé de restaurateurs ayant découvert des bestioles à l’intérieur. « Ne vous inquiétez pas, avait-on cru le rassurer : nous les avons gazées ! »
Elles se présentent ainsi, pétrifiées, les œuvres de Jean Chatelus réunies dans l’exposition « Énormément bizarre », issues de la donation faite par la Fondation Antoine de Galbert (qui n’a pas pour vocation de conserver) des 573 objets reçus du collectionneur disparu en 2021. Malgré – ou à cause de – la reconstitution maniaque de son bureau et de son séjour, malgré le film montrant, outre Antoine de Galbert, l’historien de l’art Bernard Marcadé et le psychanalyste Gérard Wajcman déambulant post-mortem dans l’appartement, malgré les témoignages rassemblés dans le catalogue, la visite de l’exposition s’apparente à une profanation de sépulture. Car la magie de toute collection est d’être vivante – et celle de Jean Chatelus plus que nulle autre, pour en avoir jusqu’au bout modifié la présentation et le contenu. Sans compter qu’il s’est toujours affiché « anti-Beaubourg », et a confessé : « Je préfère vendre plutôt qu’acheter, cela m’amuse davantage. »
Mais les musées français ne sont pas là pour s’amuser ; ils ont interdiction de vendre, au nom de l’inaliénabilité. Pourtant, aucun corps ne saurait uniquement ingérer, accumuler sans jamais se déprendre – si l’on n’est pas exposé au cycle de la vie, c’est que l’on est mort… Dalí avait prévenu, dès 1960 : « Un musée est un organisme vivant qui s’accroît, respire et agit ; un organisme vivant qui peut aussi mourir si ses fonctions vitales ne sont pas préservées. »
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Les musées… ou la vie ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : Les musées… ou la vie ?