Depuis une dizaine d’années, les rétrospectives des grandes artistes modernes se multiplient après les avoir longtemps ignorées, entraînant ainsi une réécriture de l’histoire de l’art. Mais les habitudes ont la vie dure.
Cet automne, deux rétrospectives majeures dédiées à Sonia Delaunay, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, et à Sophie Taeuber-Arp, à l’Aargauer Kunsthaus en Suisse, montrent que ces artistes ont autant, si ce n’est plus, marqué l’histoire de l’abstraction et de l’art moderne que leurs illustres maris. Et, avec la monographie majeure consacrée l’an dernier à la Suédoise Hilma af Klint, ce sont même les chronologies canoniques de la naissance de l’abstraction jusque-là « détenues » (et jalousement revendiquées) par Vassily Kandinsky qui ont vacillé. Dans le sillage d’un mouvement de fond qui tend au féminisme dans l’histoire de l’art depuis les années 1970 et atteint enfin l’intelligentsia académique française, c’est tout le paysage des avant-gardes qui se fait secouer. Et avec une intelligence qui ne tient en rien à un esprit vengeur ou uniquement réhabilitateur : désormais, les pionniers de l’abstraction sont des femmes.
Klint la marginale
Jusqu’en 1986, personne hormis ses héritiers n’avait eu connaissance, n’avait même vu les œuvres d’Hilma af Klint, artiste suédoise (formée à l’École des beaux-arts de Stockholm), dont la pratique s’engagea dans une expression abstraite dès… 1906 ! Découverte à la faveur d’une exposition fondamentale, « The Spiritual in Art » montée par le Los Angeles County Museum of Art en 1986, l’œuvre de Klint était alors montrée à l’égale de celles depuis longtemps canonisées de Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Projetée de but en blanc parmi les pionniers, Klint ne s’est pourtant pas vraiment inscrite dans les esprits, ni n’a bouleversé les enseignements. Elle restait une originale tandis que Kandinsky demeurait celui qui, dès 1910, était passé à l’abstraction avant de la théoriser. Klint, elle, avait accédé à l’abstraction au fil de séances spirites sous la conduite d’un ange (Amaliel) qui dirigeait sa main. Il n’en fallait pas plus pour marginaliser sa pratique et réduire sa portée. Comme le précise l’historien Pascal Rousseau, lorsqu’on catalogue un artiste dans l’art brut, une telle classification le dessaisit de son caractère artistique plutôt que de consacrer sa radicalité. A fortiori si c’est une femme. L’occultisme n’était, jusqu’à récemment, qu’une valeur dépréciative, conférant aux œuvres un statut de témoignages d’épisodes hallucinés. Il manquait de sérieux. D’ailleurs, même si l’atelier de Klint était situé dans l’immeuble même où Munch exposa Vampire, Le Cri ou Madone, celle-ci n’osera pas exposer de son temps le fruit de ses incursions nourries des lectures de la théosophie alors en vogue dans toute l’Europe. La peur de l’incompréhension, d’être prise pour une illuminée, a entretenu une timidité naturelle chez cette artiste (activité faut-il le rappeler plutôt mal vue pour une femme, laquelle restera célibataire). Klint affichera une curiosité pour les thèses anthroposophiques de Rudolf Steiner (discipline sécessionniste de la théosophie qui influença aussi Kandinsky). Cependant, leur rencontre en 1908 sera décevante, Steiner (naturellement réticent à l’abstraction) se révélant incapable d’interpréter ses peintures. Klint se sentira incomprise et, même si elle chercha un temps à exposer, elle préférera finalement cacher aux yeux du monde ses peintures de grand format aux couleurs inédites et inhabituelles chez une artiste académique, comme ses travaux sériels et géométriques d’une radicalité confondante. Elle savait qu’elle serait incomprise. Que le monde n’était pas prêt. Et effectivement, ce ne sera qu’au début du millénaire suivant que les historiens s’intéresseront à ce travail inédit. L’usage des lettrages, son intérêt pour les atomes, l’usage de l’abstraction comme de la figuration suivant des cycles de grande amplitude, ses formats monumentaux, son vocabulaire visuel, singularisent ses œuvres d’une fraîcheur troublante.
Un changement de mentalités
Depuis la structuration d’une fondation à son nom et de crédits pour stimuler la compréhension de son corpus rassemblant environ mille tableaux et dessins, ainsi que de cent vingt-quatre manuscrits, les chercheurs et les commissaires ne cessent de plonger dans ce corpus étourdissant. Depuis « Traces du sacré » en 2008 au Centre Pompidou et une monographie concomitante au Centre culturel suédois de Paris jusqu’à la rétrospective extensive au Moderna Museet de Stockholm en 2013 (« Hilma af Klint, A Pioneer of Abstraction »), l’œuvre témoigne d’une profonde réforme des canons de l’histoire de l’art depuis dix ans. L’écriture de la modernité et de l’histoire des avant-gardes historiques se fait désormais au féminin, exhumant des artistes dont la démarche fut minorée soit par le machisme de leurs pairs, soit par la rectitude des codes de l’histoire, phallocentrée et obnubilée par la notion de génie (plus masculine que féminine apparemment). Cette mutation, que l’on sent profonde et durable, est irriguée par les thèses féministes dont les préceptes ont été posés dès les années 1970 par Linda Nochlin et Griselda Pollock. Leurs lectures et leurs recherches visant à décadrer les analyses des œuvres d’art produites par des artistes femmes produisent encore leurs effets aujourd’hui. Les avant-gardes constituent d’ailleurs un terrain de jeu privilégié – Genres et avant-gardes, sous la direction de Guillaume Bridet et Anne Tomiche en 2012, est à ce chapitre excellent. Mais, comme le soulignent parfaitement Giovanna Zapperi et Élisabeth Lebovici en 2007, « il ne s’agit pas de construire un canon parallèle de “grandes artistes femmes”, ce serait une forme de sectarisme contre-productive. La question est bien plus vaste, touchant à l’écriture même de l’histoire consacrée de la modernité. » C’est ce qui mène aujourd’hui à la revalorisation de corpus féminins liés aux arts appliqués. L’analogie entre la catégorisation du genre (féminin/masculin) et celle de la hiérarchie des genres non seulement picturaux mais également entre arts majeurs et mineurs, conserve une autorité qu’il faut encore aujourd’hui déconstruire.
Taeuber-Arp, arts appliqués ?
Comme nous l’apprend la nouvelle et passionnante monographie extensive consacrée à Sophie Taeuber-Arp par la Aargauer Kunsthaus et la Kunsthalle de Bielefeld, le catalogue raisonné de l’artiste édité en 1948 sous l’égide de son mari Jean Arp n’inventoriait qu’une sélection synthétique d’œuvres d’art appliqué, considérées avec une certaine condescendance : « Quelques œuvres appliquées… afin que ce genre de création soit au moins représenté par quelques œuvres caractéristiques. » Une aberration aujourd’hui, l’histoire de l’art ayant consenti à déjouer cette distinction qui dévalue systématiquement les productions textiles, d’ameublement, d’architecture et, bien sûr, de mode au profit du grand art pictural, graphique et sculptural. Le postmodernisme étant passé par là autant que les études féministes, les cloisonnements ont depuis éclaté. C’est pourquoi, chez de nombreuses artistes de la modernité formées aux arts appliqués (formation qui paraissait plus convenable et « naturelle » pour des jeunes femmes au début du XXe siècle), tout un pan de leur œuvre mérite désormais d’être réévalué à l’égal de leurs peintures, dessins et sculptures. C’est bien le cas de Sophie Taeuber-Arp, dont il est démontré aujourd’hui le lien étroit entre ses travaux appliqués et ses œuvres de beaux-arts. « Le statut des arts appliqués, différent de l’œuvre de chevalet, lui a permis plus rapidement de l’extraire d’une relation mimétique à des objets », résument parfaitement Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard dans Femmes artistes, artistes femmes paru en 2007. Pourtant l’affaire reste complexe, car Jean Arp, qui oblitéra maladroitement une partie de la production de son épouse dans les années 1950, avait été aussi un fervent défenseur du talent pionnier de celle-ci. « Parfois on a qualifié ses œuvres d’art appliqué. La bêtise autant que la méchanceté sont à l’origine de cette appellation… L’art est toujours libre et libère l’objet auquel il s’applique », écrit Jean Arp. Mais il faut reconnaître que Taeuber-Arp en défiant les catégorisations a rendu la tâche particulièrement ardue aux historiens et commentateurs qui ont cherché à analyser le génie précurseur de cette artiste. Danseuse, brodeuse, tisseuse, peintre, dessinatrice, sculptrice, architecte, éditrice, l’étendue des aptitudes de Taeuber-Arp est vertigineuse, d’autant que chaque pratique en irrigue une autre. L’artiste formée à Munich dans un atelier expérimental d’arts décoratifs se servit justement de son expérience, de son approche méthodique, pour commencer directement par l’abstraction là où ses pairs y parvenaient comme un aboutissement, par décantation d’un sujet. De plus, la figuration n’était pas exclue du vocabulaire de Taeuber-Arp, apparaissant sur des coussins, des tapis ou tapisseries tandis que ses œuvres « nobles » entretenaient une abstraction concrète radicale. Arp lui-même ne cessait de louer la prescience de celle qui allait être sa femme : « Cette extrême simplification exerçait sur mes travaux une influence décisive. »
Mais Sophie Taeuber-Arp, à l’instar de Klint, n’exposa pas ses tout premiers travaux abstraits, comme la Composition verticale de 1915. Comment dès lors réévaluer des travaux invisibles ? Comment l’histoire de l’art intègre-t-elle des œuvres tenues « secrètes » dans un fil essentiellement constitué d’expositions et de validations publiques (même par le rejet) ? Dans le contrôle genré qu’ont dénoncé les féministes depuis les années 1970, il est légitime de s’interroger à la fois sur les raisons de l’invisibilité de ces gestes pionniers. Si Klint était excentrée, Tauber-Arp évoluait pourtant dans le milieu du Dada zürichois théoriquement ouvert à ce type d’expérimentation. Mais elle garda ses œuvres autonomes pour elle, exposant et vendant ses productions appliquées.
Femmes de…
Difficulté supplémentaire pour Taeuber-Arp : être la femme de Jean Arp et avoir créé à quatre mains avec lui. Comment s’affranchir de l’empreinte de ce mari, même si celui-ci ne cessa de proclamer l’influence décisive que Sophie eut sur lui ? La fondation Jean Arp insiste d’ailleurs toujours pour que leurs corpus ne soient pas dissociés. En 2008, « Art is Arp » au Musée d’art et contemporain de Strasbourg avait d’ailleurs ménagé un chapitre à leur collaboration. Une intention louable mais qui continue d’une certaine manière à annexer Sophie à Jean. Une situation qu’aura certainement rencontrée Sonia Delaunay, d’ailleurs célébrée en même temps que son mari, l’une au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et l’autre au Centre Georges Pompidou. Une drôle de coïncidence qui précipite implicitement les projets dans un principe de comparaison absurde. Qui sortira triomphant de cette programmation simultanée ? L’entreprise menée par Cécile Godefroy, spécialiste de « la » Delaunay, et Anne Montfort, conservatrice au musée, n’entend pas entrer dans cette compétition. Sonia Delaunay à l’instar de Sophie Taeuber-Arp et Hilma af Klint a bien écrit, à elle seule, certaines des pages fondamentales de l’histoire de la modernité artistique. En réunissant des centaines d’œuvres par exposition, en assumant des monographies extensives assorties de catalogues importants, les institutions muséales secouent une histoire de l’art de moins en moins monolithique. Il était temps.
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Relire enfin la modernité au féminin
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Abonnez-vous dès 1 €Sophie Taeuber-Arp, « Aujourd’hui c’est demain »,
jusqu’au 16 novembre 2014, Aargauer Kunsthaus puis Kunsthalle, Bielefeld.
« Le Jardin des tarots, Niki de Saint Phalle au Palais du Facteur Cheval »,
exposition photographique de Laurent Condominas & Giulio Pietromarchi, du 19 septembre au 14 janvier. Palais du Facteur Cheval, Hauterives dans la Drôme. www.facteurcheval.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Relire enfin la modernité au féminin