PARIS
Le Centre Pompidou donne une belle visibilité aux artistes femmes ayant œuvré dans l’abstraction. Elles n’ont rien à envier à leurs pairs masculins.
Paris. Il y a eu l’exposition « elles@centrepompidou » en 2009, une vaste présentation des créatrices issues des collections du musée, orchestrée par Camille Morineau. Cette année, la manifestation organisée par Christine Macel et Karolina Lewandowska, conservatrices au Musée national d’art moderne, vise « l’histoire des apports d’artistes femmes à l’abstraction au XXe siècle […] avec quelques incursions inédites dans le XIXe siècle ». Une ambition modeste ? Pas vraiment, car le parcours – plus ou moins chronologique, plus ou moins labyrinthique – met en scène une centaine de ces artistes. Parmi elles, certaines sont incontournables comme Sonia Delaunay-Terk, Katarzyna Kobro, Sophie Taeuber-Arp ; d’autres – et c’est le grand mérite de l’exposition – sont peu connues, au moins en France.
Prenons le cas de Hilma af Klint, une artiste suédoise qui, après des études artistiques classiques, est initiée au spiritisme. Son œuvre, à partir de 1906, faite de formes florales, géométriques et biomorphiques, reste totalement confidentielle jusqu’en 1986, date de la grande exposition à Los Angeles qui étudie les rapports entre spirituel et abstraction. Faut-il attribuer la méconnaissance de Hilma af Klint uniquement à sa condition féminine ? Tout en admettant que l’histoire de l’art s’écrivait au masculin, on peut s’interroger si le « tri » du temps ne concerne que les femmes. De fait, d’autres œuvres, comme celles, symbolistes, aux confins de l’abstraction, du peintre et musicien lituanien M. K. Ciurlionis, restent encore exclues du panthéon érigé en l’honneur des pionniers de la non-figuration.
Tout laisse à penser que seuls sont retenus dans le cercle restreint des fondateurs de l’art abstrait ceux qui ont produit des écrits théoriques, légitimant leur pratique plastique. Il fallait un certain temps pour que les femmes – la littérature féministe est passée par là – se livrent à cette activité intellectuelle.
Autre frein à la reconnaissance – même s’il ne s’arrête pas à l’abstraction –, celui des couples d’artistes où le composant féminin pâtit de la notoriété de son compagnon masculin. Pourtant, les travaux sur tissus de Sonia Delaunay ou d’Anni Albers n’ont rien à envier aux toiles de leur époux. Qui plus est, Anni Albers a réalisé ses œuvres dans un lieu qui jouissait d’une extrême visibilité : le Bauhaus. Mais, même cette école d’art progressiste n’échappait pas aux stéréotypes ; les femmes étaient cantonnées presque exclusivement à l’atelier de tissage. On peut se consoler avec les magnifiques œuvres réalisées dans ce cadre : Teinture de Benita Koch-Otte (1924) ou Fünf Chöre de Gunta Stölzl (1928).
En avançant, le visiteur aperçoit un peu plus loin d’autres tissus, dans une section nommée « Textile et abstraction ». On aurait aimé que malgré l’écart chronologique, ces deux parties soient accolées, offrant ainsi une parfaite démonstration de la remise en question des lieux communs dont souffre la créativité féminine. Considéré comme une activité artisanale, exécuté par de « petites mains », le tissage accède, dans le meilleur des cas, au rang des arts mineurs. Au musée, les œuvres imposantes de Jagoda Buic (Fragments of the Night, 1976) ou de Magdalena Abakanowicz (Abakan grand noir, 1967-1968) rejettent l’aspect réglé, étroitement surveillé du tissage, et laissent leur place à une pratique expérimentale, pragmatique, qui se situe à l’écart de cette tradition. Paradoxalement, les artistes cherchent à s’approprier un savoir-faire pour mieux le trahir par la suite.
Ce n’est pas un simple hasard si le chapitre suivant, spectaculaire, s’intitule « Eccentric Abstraction », titre d’une exposition new-yorkaise de 1966, où l’historienne de l’art Lucy R. Lippard a réuni des artistes abstraites qui exploraient de nouvelles perceptions sensuelles et relationnelles. C’est peut-être l’œuvre fascinante d’Eva Hesse et sa géométrie tremblante – Sans titre, 1970 – qui incarne le mieux le refus d’une sculpture « virile ». Faut-il rappeler les mots de Gustave Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues : « Érection : un mot qui s’emploie uniquement pour la sculpture ». La ronde-bosse, longtemps réservée au genre masculin, est bien présentée dans le parcours – Louise Bourgeois, Barbara Hepworth ou Louise Nevelson.
Mais il est impossible de s’attarder sur toutes les artistes – l’exposition abordant également la photographie, la danse et le cinéma. Évoquons rapidement les femmes au sein de l’avant-garde russe - Olga Rozanova, Natalia Gontcharova, Alexandra Exter ou Lioubov Popova – qui ont surtout pratiqué le suprématisme. Plus tard, ce sont des créatrices américaines, comme Lee Krasner – desservie par le choix de travaux proches de ceux de son époux, Jackson Pollock –, Elaine de Kooning, Helen Frankenthaler, Joan Mitchell, qui tentent d’exister face à la domination masculine de l’expressionnisme abstrait. Ailleurs encore, ce sont les minimalistes – l’étonnante Gertrud Goldschmidt dite Gego ou Agnès Martin, toujours aussi émouvante. Moins originales sont les œuvres essentiellement géométriques, dans la lignée des Réalités Nouvelles parisiennes. Quoi qu’il en soit, une question demeure face à cette formidable créativité : l’abstraction a-t-elle un genre ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°570 du 25 juin 2021, avec le titre suivant : L’abstraction faite femme