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DU XVIIIE SIÈCLE À NOS JOURS

Envolées mystiques à Bruxelles

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 23 mars 2023 - 798 mots

Hilma af Klint et August Strindberg comptent parmi les figures visionnaires de la scène artistique suédoise exposée à Bozar.

Bruxelles. Visiteurs, laissez votre conscience rationnelle au vestiaire. C’est la condition sine qua non pour pénétrer dans cet univers étrange, proposé à Bozar, à Bruxelles.

Les créateurs réunis dans le cadre d’« Extases suédoises » sont tous des visionnaires fortement inspirés par la pensée mystique. Ce n’est pas un hasard si la majorité des artistes sont des femmes ; ces dernières animent souvent le mouvement spiritualiste, parfois associé à une revendication du droit de vote. C’est un peu partout en Europe, au tournant du XXe siècle, qu’une réaction au réalisme et au positivisme prend corps. L’art, le plus souvent dans son versant abstrait, se voit assigner la tâche d’exprimer le sentiment de l’au-delà. Le mysticisme, issu des insuffisances des grandes religions, emprunte des chemins moins conventionnels dans sa recherche d’une nouvelle forme de spiritualité. L’attirance pour les diverses formes de mysticisme s’explique par l’espoir d’y trouver un accès direct aux « sources ». On assiste ainsi à la constitution de petits groupes d’initiés, dont la dynamique répond mieux à leurs besoins que les grandes structures.

En Suède, un groupement de ce genre, « De Fem » (Les Cinq), se forme autour de Hilma af Klint (1862-1944). L’œuvre de cette dernière est restée confidentielle jusqu’en 1986, date de la grande exposition du Los Angeles County Museum of Art intitulée « The Spiritual in Art, Abstract Painting, 1890-1985 » où sont étudiés les rapports entre spirituel et abstraction. Depuis, Hilma af Klint a bénéficié de nombreuses expositions, dont « Elles font l’abstraction » au Centre Pompidou en 2021. À Bozar, le parcours s’ouvre sur une vaste salle accueillant son cycle « Chaos originel » (1906-1907), des toiles pratiquement abstraites, faites de formes florales, géométriques – spirales et cercles concentriques avant tout – et biomorphiques. Puis, ce sont les œuvres magnifiques de la série « Le Cygne » (1914-1915). Progressivement, les images stylisées avec un extrême raffinement d’un ou de deux cygnes se transforment en abstractions géométriques d’une grande richesse chromatique.

Le principe de la géométrie sacrée, ce symbolisme archaïque qui incarne la divinité, se retrouve souvent dans les religions anciennes et est exploité par de nombreux artistes, tels Paul Sérusier ou Mondrian, ce dernier adhérant à la Société théosophique. D’ailleurs, l’œuvre de Lars Olof Loeld (né en 1930), faite essentiellement de lignes horizontales parallèles sur un fond blanc, semble être une version minimaliste de celle du peintre hollandais. Cependant, qu’il s’agisse des visions cosmiques d’Anna Cassel (1860-1937), une autre membre de De Fem, des paysages diaphanes de Carl Fredrik Hill (1849-1911) ou des figures inquiétantes d’Ernst Josephson (1851-1906), tout laisse à penser que, pour ces artistes, l’art, au service de la pensée mystique, est avant tout une porte d’entrée à un monde inaccessible. Ce que démontre la documentation ici abondante en carnets de notes et dessins préparatoires. Ainsi, les déclarations de Hilma af Klint, guidée par les esprits de « grands maîtres », ou ses efforts pour construire un temple universel sont typiques de cette approche. Le peintre tchèque Kupka (1871-1957), attiré par la théosophie et l’hindouisme, est également pratiquant du spiritisme. Pour lui toutefois, comme pour d’autres pionniers de l’avant-garde, la pensée occulte reste en dernière instance l’outil d’une expérimentation plastique. Deux manières de pratiquer l’art, dont les résultats visuels sont souvent proches mais les intentions créatrices bien distinctes.

Dialogues contemporains avec de défunts artistes

Le parcours offre des exemples plus contemporains de peintres qui semblent entretenir un dialogue avec leurs aînés à travers le temps. Ainsi, Cecilia Edefalk improvise une conversation imaginaire avec Hilma af Klint et Anna Cassel et réalise des toiles immenses mettant en scène des figures qui semblent se dissoudre dans la lumière (White Within, 1998-2008). Ailleurs, Christine Ödlund se réfère aux écrits d’Emanuel Swedenborg, célèbre scientifique, philosophe et surtout théologien suédois, qui a marqué la pensée occulte du XVIIIe siècle. Ce dernier, qui prétendait communiquer avec les anges et les morts, décrit un jardin paradisiaque, symbole de l’amour parfait. Le Psychedelic Botanist IV (Emanuel Swedenborg) [voir ill.] qu’Ödlund exécute en 2022, une composition de motifs végétaux, fragmentés et suspendus au centre de la toile, en est un hommage direct. Enfin, impossible ne pas évoquer une personnalité bien connue au-delà des frontières suédoises, mais en tant que dramaturge, August Strindberg (1849-1912). Autodidacte, auteur des « Célestographies », un néologisme qu’il invente pour ses photographies expérimentales du ciel, il peint également des paysages à mi-chemin entre romantisme et expressionnisme.

Face aux œuvres présentées à Bozar, on constate, comme l’affirme l’historien Gershom Scholem, une proximité avec les mystiques qui ont tous décrit leurs visions « comme des figurations de lumières ou de sons qui […] au cours de leur progression, sont à leur tour réduites dans l’Immuable » (La Kabbale et sa symbolique, Payot, 1982). Des envolées extatiques qui n’évitent pas toujours un certain pathos, voire un certain kitsch.

Extases suédoises,
jusqu’au 21 mai, Bozar-Palais des beaux-Arts, rue Ravenstein 23, Bruxelles.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°607 du 17 mars 2023, avec le titre suivant : Envolées mystiques à Bruxelles

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