Royaume-Uni - Art contemporain

Entre les mailles de Magdalena Abakanowicz

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 8 février 2023 - 784 mots

La Tate Modern met en avant les premiers travaux de tissage de l’artiste polonaise disparue en 2017. À cette époque, elle s’éloigne des arts décoratifs et commence à créer des sculptures de textile géantes.

Londres. Les commissaires de l’exposition « Magdalena Abakanowicz, un enchevêtrement de fil et de corde », à la Tate Modern, Anne Coxon et Mary Jane Jacob, annoncent clairement leur ambition : mettre en scène la première période de cette artiste polonaise, moment où le tissage – ou la tapisserie – se détache du mur et évolue dans l’espace. Sur ce plan, la présentation est très convaincante avec des travaux magnifiques.

Pour autant, fallait-il frustrer les visiteurs en faisant l’impasse sur une période non moins essentielle de l’artiste, celle qui place la figure humaine au cœur de cette œuvre ? Selon les commissaires, l’espace attribué à cette exposition ne permettait pas de véritable rétrospective. On ne verra donc pas les êtres solitaires, ces étranges créatures acéphales, ni les têtes fendues et pleines de cicatrices, ni les foules en arrêt, comme pétrifiées.

Le relief fait irruption dans la tapisserie

Le parcours proposé suit l’évolution de Magdalena Abakanowicz (1930-2017), à commencer par une peinture sur toile, rarement montrée, qui prolonge la tradition du constructivisme polonais (Composition, 1960). Rapidement, toutefois, l’artiste se tourne vers le tissage, refusant la hiérarchie traditionnelle établie par l’histoire de l’art, selon laquelle cette activité est vue uniquement comme artisanale.

Malgré la valorisation des arts décoratifs, malgré toute l’importance qu’Henri Matisse ou Paul Klee pouvaient accorder à la tapisserie, il semble que c’est uniquement la structure de l’image – motifs abstraits, répétition – qui inspire les peintres. Pour Abakanowicz, les fibres de laine, les cordes ou les crins de cheval ne se dissolvent pas dans le produit final et impriment leur matérialité propre à l’œuvre définitive. Avec elle, le tissage cherche à se dessaisir de sa technicité et à interroger, autant que le matériau, le fondement même du geste de son auteur. Invitée par Jean Lucrat à la première biennale internationale de tapisserie de Lausanne en 1962, sa Composition de formes blanches, tout en relief, rompant avec un certain académisme, fait scandale.

Pourtant, les travaux réalisés durant cette période, recouverts des formes géométriques, gardent encore une allure bidimensionnelle (Tapisserie brune, 1963). Mais, graduellement, les œuvres acquièrent un relief, quand l’aspect régulier, étroitement surveillé du tissage, laisse la place à une pratique expérimentale, pragmatique, à l’écart de cette tradition. Plus qu’ailleurs, la tapisserie permet d’abolir définitivement la distinction support et surface. Entre les mains de l’artiste polonaise, elle est étudiée non seulement comme un support pour des images, mais aussi comme une texture. Constituée à partir d’une prolifération de mailles distinctes ou de nœuds, laissant la place au débordement et à l’inachèvement, cette forme en expansion est à la fois œuvre et démonstration de son propre processus de création, forme et geste, figure et fonction, image et matière. Matière en révolte, qui montre souvent ses « crocs ». Matière germinative, inquiétante, paysage de bourrasques, de tourbillons rouges, territoire animé, carte en relief. Matière vivante, aux boursouflures en forme des sexes grotesques, aux ouvertures-fentes, aux fibres nouées en grappes. Matière effilochée, qui échappe à l’harmonie répétitive caractéristique du tissage.

Tout se passe comme si l’artiste cherchait à s’approprier un savoir-faire pour mieux le trahir par la suite. « Je me sers de la technique du tissage en la pliant à mes idées. Mon art a toujours été une protestation contre ce que j’ai trouvé dans le tissage […] La tapisserie, avec son rôle décoratif, ne m’a d’ailleurs jamais intéressée », déclare Abakanowicz (Catalogue de la Galerie Alice Pauli, Lausanne, 1969).

Les « Abakans », emblèmes de son œuvre

L’accent donné au relief, à l’épaisseur, à la présence de différentes textures superposées, bref au tactile, fait que l’œuvre trouve son aboutissement naturel dans la sculpture et l’installation – Abakanowicz préfère parler de « situation » – pratiquées par l’artiste. Le visiteur découvre l’originalité et la puissance de son art avec les « Abakans » [voir ill.], qui remplissent une salle immense. Mais c’est le terme « habiter » qui convient mieux à ces véritables sculptures enveloppantes, suspendus au plafond et qui descendent pratiquement au ras du sol. Ces sombres couches de tissus lourds et souples, qui laissent par endroits des ouvertures, figurent, selon l’artiste, des lieux pour s’abriter ou des vêtements. Demeure ou corps, vêtement ou peau, Abakanowicz interroge sans cesse les liaisons, ambiguës et flottantes, entre l’espace intime et l’espace environnant. Face à ces travaux, on songe au célèbre Manteau d’Étienne-Martin (1962). Enfin, avec « Embryologie » (1978-1980, voir ill.), une série de tubercules géants en toile de jute cousue, l’artiste voit en ces formes des organes humains. Autrement dit, des œuvres qui parlent davantage au toucher qu’à la vue, et moins à la main qu’au corps entier.

Magdalena Abakanowicz, un enchevêtrement de fil et de corde,
jusqu’au 21 mai, Tate Modern, Bankside, SE1 9TG Londres, Royaume-Uni.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°604 du 3 février 2023, avec le titre suivant : Entre les mailles de Magdalena Abakanowicz

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