Les tissages et tressages qui défilent à la Fondation Villa Datris racontent le rapport intime de l’artiste au temps et à son environnement.
L’Isle-sur-la-Sorgue. Dans l’art contemporain, peintres, sculpteurs, vidéastes, fabricants d’installations sont indifféremment des hommes ou des femmes. Il reste toutefois, çà et là, des domaines de prédilection pour chacun des sexes. Presque sans exclusion, les femmes sont associées au tissage, comme si, depuis toujours, elles étaient inséparables de ce procédé. Rares sont ainsi les hommes qui se laissent prendre dans les mailles. Matière et technique utilitaire, le tissage, sous toutes ses coutures, n’entre pas vraiment dans le cercle des beaux-arts. De fait, malgré toute l’importance que Matisse peut accorder à la tapisserie, il semble que ce soit uniquement la structure de l’image qui l’intéresse, et non pas la matière à partir de laquelle elle est composée.
Les travaux les plus récents, ceux des hommes et des femmes que l’on peut voir à la Villa Datris, ne cachent plus leur matérialité. Les épaisses fibres végétales de Magdalena Abakanowicz, les mailles de crin de Pierrette Bloch, les « tableaux » végétaux de Marinette Cueco sont des œuvres tissées et tricotées, aux mailles plus ou moins serrées, plus ou moins lâches, où alternent les entrelacs et les vides. Les artistes cherchent à remettre en question les composants de l’œuvre, à défaire l’écran opaque de la toile, à abolir toute distinction entre support et surface. Le résultat n’est pas un simple ouvrage de tricot, où chaque maille est soigneusement régulière et tend à la perfection ; les mailles ici sont irrégulières, intégrant les trous et les inégalités. Évitant tout discours héroïque, toute mise en scène grandiose, ce sont pratiquement des fragments de la nature à l’échelle humaine. Souvent intimes, les œuvres, qui restent sensibles à la croissance de l’univers naturel, au rythme des saisons, sont en quelque sorte l’équivalent plastique de ce que les compositeurs nomment musique de chambre.
Maison ou corps, vêtement ou peau, les artistes rendent floues les frontières, ambiguës et flottantes, entre l’espace intime et l’espace environnant. Le rapprochement du tissu et de l’enveloppe corporelle interroge les fonctions de l’habillement et de la protection, ou plus généralement, la séparation du dedans et du dehors, du personnel et de l’étranger. Le parcours, qui commence par le jardin et se poursuit sur trois étages, s’articule autour des sections – « Identités exposées », « Sur le fil », « Le Jardin de Pénélope… » – permettant au spectateur la découverte d’une variété étonnante de matériaux et de textures.
Mosaïques ou puzzles faits de formes sans contour, qui se fondent les unes dans les autres sans disparaître pour autant, l’univers souple du tissage et du tressage semble infini. On y passe de la tapisserie organique de Josep Grau-Garriga, un des « ancêtres » de cette technique, aux fascinantes « cartes » tissées par Cathryn Boch, du pull-over géant tricoté par Daniel Dewar et Grégory Gicquel au « nid » de lin et chanvre composé par Aude Franjou, des totems légers d’Odile de Frayssinet aux paysages de poussière d’Anne Laval… Une liste inachevée qui n’épuise pas le plaisir que l’on ressent face à ce dédale rhizomorphique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Quand le monde ne tient qu’à un fil