Art moderne

Anni Albers, le fil de la vie

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 18 janvier 2016 - 1608 mots

Longtemps restée dans l’ombre de son époux Josef, Anni Albers, formée au Bauhaus, est une figure importante de la création textile au XXe siècle que l’on redécouvre peu à peu.

On a souvent tendance à associer d’office au nom d’Albers le prénom masculin Josef. C’est oublier un peu vite le second prénom que tout un chacun se doit également d’accoler à ce célèbre patronyme, un prénom féminin cette fois : Anni. Dans le couple Albers, autant Madame que Monsieur ont eu un travail des plus conséquents, même si, au final, force est de reconnaître que Josef jouit aujourd’hui encore d’une plus grande renommée. Lui était peintre et pédagogue de l’art, elle, artiste et designer textile. Pourtant, c’est bien Monsieur qui, en 2008, eut les honneurs de la maison Hermès, laquelle sortit une collection de ses célèbres foulards carrés reproduisant quelques tableaux du peintre parmi les plus connus : Hommages au carré. Qu’à cela ne tienne : l’an passé, c’est cette fois Madame qui fut propulsée sur le devant de la scène, pour ne pas dire des podiums, par le styliste Paul Smith. Avec sa collection homme automne-hiver 2015, le couturier anglais s’est, en effet, amplement inspiré de l’œuvre des Albers, en particulier de celle d’Anni. Écharpes et manteaux affichent une utilisation récurrente d’aplats géométriques. Les tons sourds (flocon d’avoine, gris ou pêche) côtoient des nuances baignées de soleil, tels l’orange et le vert. Un motif est même baptisé Jacquard Bauhaus et une pochette reprend peu ou prou les couleurs et les proportions d’un patchwork d’Anni Albers datant de 1941 (Untitled), mêlant des nuances subtiles à divers matériaux (lin, coton, laine), une œuvre que l’on peut actuellement admirer au Museo delle Culture (Mudec), à Milan, dans la splendide exposition « A Beautiful Confluence: Anni and Josef Albers and the Latin American World ».

Au Bauhaus, des ateliers pour les femmes
Anni Albers est née Annelise Else Frieda Fleischmann le 12 juin 1899, à Berlin (Allemagne). Adolescente, sa mère lui fait donner des leçons d’art. Découvrant des portraits d’Oskar Kokoschka, Anni prend sur elle d’aller à Dresde le rencontrer pour prendre des cours avec lui. « Pourquoi peignez-vous ? », lui demanda-t-il sèchement, à la vue d’une de ses toiles représentant sa mère. Aussi, de 1916 à 1919, Anni Albers étudiera auprès d’un peintre impressionniste, Martin Brandenburg. En 1920, elle fréquente un temps la Kunstgewerbeschule, à Hambourg, avant de tomber sur la brochure d’un « lieu expérimental ». Le 21 avril 1922, Anni Fleischmann a 22 ans lorsqu’elle s’embarque pour l’aventure du Bauhaus, ouvert à Weimar. Elle qui voulait être peintre se met au tissage, non sans réticence. Anni Albers s’intéresse, en effet, à l’atelier du verre coloré, mais les professeurs du Bauhaus n’autorisent qu’une seule personne dans cette matière – hasard de l’histoire, l’unique étudiant n’est autre que… Josef Albers, alors son aîné de onze ans. Foncièrement machistes, ils considèrent, en outre, que la peinture murale ou le travail du métal seraient trop éprouvants pour elle.

 À une autre postulante, Annie Weil, le fondateur et premier directeur de cette école d’art pourtant avant-gardiste, Walter Gropius s’était déjà fendu d’une lettre on ne peut plus cinglante : « Il n’est pas recommandable, étant donné notre expérience, que les femmes travaillent dans les secteurs des artisanats pénibles comme la charpente et ainsi de suite. C’est ce pourquoi une section réservée aux femmes a été créée au Bauhaus, pour les métiers du textile. La reliure et la poterie acceptent aussi des femmes. Nous sommes fondamentalement opposés à la formation de femmes architectes. »
« Je n’avais pas du tout envie d’entrer dans l’atelier de tissage, parce que je tenais absolument à faire un travail d’homme et pas des choses aussi efféminées que de manipuler des fils », racontera-t-elle, un jour, à Nicholas Fox Weber, historien de l’art et actuel directeur exécutif de The Josef and Anni Albers Foundation, lequel rencontra Anni Albers au tout début des années 1970 et la fréquenta régulièrement jusqu’à sa mort, en 1994. Malgré son ressentiment, elle fera néanmoins son possible pour réaliser avec les textiles ce que ses artistes de référence, comme Paul Klee (son « dieu ») ou Vassily Kandinsky, accomplissaient en peinture. « Mes débuts furent bien loin de ce que j’avais espéré : le destin mit entre mes mains des fils bien minces ! Des fils pour construire un avenir ? Mais la méfiance se transforma en croyance, et j’étais sur ma voie », confiera-t-elle, en 1987, lors d’un entretien avec Sigrid Wortmann Weltge, professeur au Philadelphia College of Textiles and Science.

Des tissages comme des peintures
Au Bauhaus, où elle évolue sous la houlette notamment de Gunta Stölzl, Anni Albers réalise ses premières tentures murales et ses premiers tissages, usant des fils pour créer « des lieux de repos visuels », selon les mots de son ami, l’historien et critique d’art allemand Wilhelm Worringer. Ses compositions sont aussi apaisantes et distrayantes qu’infiniment riches et complexes. Alors que les tisserands de jadis reproduisaient dessins floraux et autres motifs décoratifs, Anni Albers, elle, réalise dès les années 1920 des tentures murales dont le dynamisme et les sensations visuelles qu’elles suscitent étonnent par leur puissance. Pionnière de l’abstraction, elle réagit à l’interaction du fond avec la figure et invente un nouveau langage truffé d’angles droits, de vastes surfaces de couleur unie ou de bandeaux d’un noir pur.

En 1933, avec la montée du nazisme, les Albers quittent l’Allemagne et émigrent aux États-Unis. À l’heure où ferme le Bauhaus, s’ouvre près d’Asheville, en Caroline du Nord, une nouvelle école expérimentale : le Black Mountain College. Tous deux enseigneront dans le département des arts. L’expérimentation y est favorisée, sinon libre. À preuve : Anni Albers conçoit en 1941 d’amusants bijoux avec un matériel digne d’une quincaillerie (trombones, anneaux de rideau, boutons de tiroir en verre, joints métalliques, matériel électrique, accessoires de plomberie, etc.). En textile aussi, l’emploi de nouveaux matériaux est encouragé. En 1944, elle crée un rideau pour la maison des hôtes des Rockefeller, à New York. Neutre pendant la journée, la pièce d’étoffe, qui mélange chenille de coton, plastique blanc et feuilles de laiton, est resplendissante le soir. Pour la créatrice, « les textiles sont des objets utilitaires qui doivent rester modestes en apparence et se fondre dans leur environnement ». Ceux du Black Mountain reflètent son esthétique : utilisation particulière des fils plutôt que pour leurs effets de couleurs ou de textures, et gamme limitée de tonalités, noirs, blancs et couleurs naturelles.
Dans les années 1940, Anni Albers commence à faire ce qu’elle appelle des « tissages picturaux », en l’occurrence des tissages de petites dimensions qu’elle monte sur des fonds en toile, puis encadre. La décennie suivante, elle œuvre cette fois à l’échelle industrielle, avec la firme Knoll, pour la réalisation de tissus au mètre. Pour Albers, le tissage à la main est davantage qu’une simple « tentative romantique de retrouver un ‘‘temps perdu’’ » et doit être davantage estimé. « Si on le considère comme une étape préparatoire à la production industrielle, cette activité ira beaucoup plus loin que la simple renaissance d’un artisanat oublié et jouera un rôle important dans l’évolution des textiles », écrit-elle dans un article. Commandes et expositions muséales s’enchaînent. Au Museum of Modern Art de New York, en 1949, l’architecte Philip Johnson, principal acteur de la venue des Albers aux États-Unis, sera le commissaire de la première présentation monographique d’Anni sur le continent américain.

La géométrie précolombienne
Bien avant de fuir l’Allemagne nazie, avec la découverte d’objets mayas et incas dans un musée berlinois, les Albers s’étaient découvert une nouvelle passion et une profonde affinité avec la rigueur géométrique des civilisations précolombiennes. Entre 1934 et 1967, ils effectueront moult séjours en Amérique latine, en particulier au Mexique. Admirés dans les années 1950, les murs de pierre sèche des forteresses de Cuzco, au Pérou, inspirent à Anni, dans les années 1980, la série d’aquarelles Murs. Les motifs stylisés mayas et incas influencent, eux, ses splendides papiers gaufrés, Mountainous. Mais la virtuose du métier à tisser n’oublie pas son art, déployant des jeux géométriques sur nombre de pièces textiles, à l’instar de Red and Blue Layers, œuvre aux couleurs soutenues. À Mexico, elle n’hésite pas à approfondir sa compréhension du tissage en rassemblant des fragments de tissus et en assimilant de nouvelles techniques auprès d’artisans locaux.

Dans les années 1960, Anni Albers se tournera vers la lithographie, puis abandonnera complètement le tissage au profit de l’estampe, non sans avoir écrit, en 1965, le fameux On Weaving, traité sur « les fondements et les méthodes du textile », publié par la Wesleyan University Press. « Anni était un fantastique écrivain, estime Nicholas Fox Weber. C’était une personnalité très difficile et très complexe, mais intensément intelligente : elle avait une présence et une incroyable habilité à voir la beauté dans le fil. » Anni Albers meurt le 9 mai 1994 à Orange, dans le Connecticut. À en croire l’architecte Richard Buckminster Fuller : « Anni Albers, plus que toute autre tisseuse, a réussi à faire prendre conscience au grand public de la structure complexe des textiles. Elle a réussi le mariage historique de l’aptitude sculpturale intuitive de l’artiste et des arts traditionnels du tisseur. » En clair : elle a fait du textile une forme d’art. 

Repères

1899
Naissance à Berlin

1922
Elle entre au Bauhaus où elle rencontre Josef Albers. Étudie le tissage, à défaut d’autres disciplines, interdites aux femmes

1949
Après avoir enseigné au Black Mountain College, elle fait l’objet d’une exposition personnelle au MoMA

Années 1960
Sérigraphies et gravures

1965
Publication d’On Weaving

1976
Deux expositions majeures lui sont consacrées en Allemagne

1994
Décès de l’artiste dans le Connecticut

« A Beautiful Confluence: Anni and Josef Albers and the Latin American World »

Jusqu’au 21 février 2016. Mudec à Milan (Italie). Ouvert le lundi de 14 h 30 à 19 h 30, le mardi, mercredi, vendredi et dimanche de 9 h 30 à 19 h 30 et le jeudi et samedi de 9 h 30 à 22 h 30. Entrée libre.
Commissaire : Nicholas Fox Weber.
www.mudec.it

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Anni Albers, le fil de la vie

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