Art moderne

Sophie Taeuber-Arp, l’audace reconnue

BÂLE / SUISSE

Dans la belle rétrospective qu’il offre à cette artiste pluridisciplinaire, le Kunstmuseum de Bâle réserve une large place à ses pièces d’artisanat. Ce faisant, il montre toute la pertinence de sa position, entre avant-garde artistique et arts appliqués.

Bâle. En 2021, les femmes artistes sont à l’honneur dans la ville rhénane : après l’Allemande Isa Genzken et avant l’Américaine Kara Walker, c’est à une figure majeure de l’art moderne en Suisse que le Kunstmuseum rend hommage avec une rétrospective qui sera ensuite montrée à la Tate Modern de Londres puis au MoMA de New York.

Adoubée dès sa mort accidentelle en 1943 comme une « pionnière de l’abstraction », Sophie Taeuber-Arp reste néanmoins encore peu connue. Cette exposition a dès lors des airs de redécouverte car, autour du patronyme de cette Suissesse née en 1889 à Davos, plane depuis toujours l’ombre de son mari, le sculpteur Jean Arp – auquel, hasard heureux, la Fondation Beyeler de Bâle consacre aussi une exposition jusqu’à la fin mai. « À partir de son mariage, le nom de son mari lui est systématiquement associé. Cela est symptomatique de la difficulté des femmes de sa génération, surtout dans le cas où l’époux était célèbre, à être perçues comme des artistes à part entière – en tant que personne et non en tant que compagne », souligne Anne Umland, co-commissaire de l’exposition. Si cette donnée historique explique en partie que la création de Sophie Taeuber-Arp n’ait jamais eu la reconnaissance qu’elle aurait méritée, une autre raison existe. Les 250 œuvres et objets exposés à Bâle rendent compte de l’extraordinaire diversité des techniques et des expressions utilisées par l’artiste : Taeuber-Arp est tour à tour brodeuse, danseuse, créatrice de marionnettes, de masques, de mobilier et d’architecture, illustratrice de livres, peintre, graphiste ou sculptrice. Cette incroyable palette de talents aura porté ombrage à sa renommée pendant des décennies, les arts appliqués ayant été longtemps perçus comme inférieurs à la pratique de la sculpture, de la peinture ou des arts graphiques.

L’atout majeur de cette rétrospective est de faire la part belle à ces débuts artistiques souvent occultés, y compris par son propre mari après son décès. Pas moins de la moitié des salles est donc consacrée aux créations d’artisanat d’art de celle qui s’appelait encore Sophie Taeuber : les broderies de colliers ou de sacs en perles de verre, de tapis ou de coussins en laine qui s’alignent dans les vitrines ou sur les murs témoignent de son ingéniosité, acquise lors de sa formation dans les écoles d’arts appliqués de Saint-Gall en Suisse et de Münich puis enseignée à Zürich entre 1916 et 1930. Influencée par le mouvement anglais Arts & Crafts et habitée par l’idée de perpétuer des techniques traditionnelles, elle crée des objets décoratifs ornés non pas des motifs floraux en vogue, mais de formes géométriques complexes et colorées.

L’esprit subversif déjà à l’œuvre dans le détournement d’objets traditionnels et bourgeois (tels que le coussin ou le sac à main) devenus de vraies pièces de design moderne s’augmente de sa participation au mouvement Dada pendant la Première Guerre mondiale à Zürich. Elle dessine alors des costumes et des masques, invente des chorégraphies, crée des objets en bois et réalise une série de marionnettes pour une pièce de théâtre donnée à voir en 1918 au Cabaret Voltaire : la projection vidéo d’une recréation de mise en scène du Roi-Cerf dans l’exposition fait revivre ces inventives figures en bois et métal colorées, aux formes très géométriques.

L’Aubette, cette charnière

Avec le chantier de l’Aubette, un complexe de loisirs moderne élevé à Strasbourg entre 1926 et 1928, l’artiste conçoit un Gesamtkunstwerk, soit une œuvre d’art totale – des vitraux à la vaisselle en passant par des fresques murales abstraites – qui, déprécié à son ouverture, sera rehabilité dans les années 1980. Ce chantier de la « chapelle Sixtine de l’art moderne », comme il a pu être baptisé, est un point de rupture dans la carrière et la vie de l’artiste suisse, ce que la scénographie de la salle qui documente le projet souligne bien : car dans les années suivantes Sophie quitte la Suisse ; avec Jean Arp, elle installe son atelier près de Paris, à Clamart, et se rapproche de l’avant-garde artistique parisienne, notamment de Cercle et Carré et d’Abstraction-Création.

Dès lors, on sent le glissement, à partir des années 1930, de la pratique artistique de Sophie Taeuber vers la peinture et la sculpture : reliefs en bois, gouaches ou dessins ne laissent que peu de place aux petites pièces de mobilier qu’elle crée en parallèle. Son approche plus intellectualisée de l’art se traduit aussi par une abstraction moins ludique, des coloris plus francs, un art géométrique influencé par les principes plus stricts du constructivisme et de l’Art concret.

Depuis Paris, elle continue cependant d’entretenir une relation privilégiée avec la Suisse, surtout avec Bâle et ses collectionneurs ; participe à l’exposition de 1937 « Constructivistes » au Kunstmuseum de la ville, reconstituée dans le parcours de l’exposition. Bien que sa disparition brutale laisse le sentiment d’une œuvre inachevée, Sophie Taeuber-Arp fait aujourd’hui figure de passeuse : des arts appliqués aux cercles de l’avant-garde, l’artiste aura construit sa vie durant des ponts sans choisir son camp. C’est cette pluridisciplinarité qui nous la rend, un siècle plus tard, si contemporaine.

Sophie Taueber-Arp, abstraction vivante,
jusqu’au 20 juin, Kunstmuseum Basel, St. Alban Graben, Bâle (Suisse).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°565 du 16 avril 2021, avec le titre suivant : Sophie Taeuber-Arp, l’audace reconnue

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