STARSBOURG
Pour célébrer ses dix ans, le musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg rend hommage à l’enfant du pays, Jean Arp, et à son génie polymorphe. L’artiste n’avait pas fait l’objet d’une exposition en France depuis 1986, centenaire de sa naissance.
"Art is Arp", le titre-slogan est de Marcel Duchamp, redoutablement efficace et séduisant pour une exposition-événement. Pas moins de cent quatre-vingts œuvres sont réunies, provenant des meilleures institutions, pour nourrir cette rétrospective strasbourgeoise et un énorme travail éditorial.
Strasbourg met les petits plats dans les grands pour célébrer son illustre concitoyen. Le parcours, déployé de part et d’autre de la nef centrale du paquebot immaculé qu’est le musée d’Art moderne et contemporain, n’a pas choisi la facilité de la chronologie. Il s’emploie, dans un exercice intellectuel et historien de premier niveau, à dérouler des thématiques directement puisées dans le processus de travail du maître.
Un électron libre au XXe siècle
L’introduction entre directement dans le vif du sujet : « Les matériaux de la rupture » rassemble collages, broderies et reliefs, accompagnant le passage de la figuration à l’abstraction. Le ton est donné, Arp est exposé par le « faire ». De l’exercice du hasard et de l’écriture automatique de la seconde section (« Les yeux ouverts et fermés ») soulignant combien l’artiste ne se laissait pas totalement guider par l’aléatoire et organisait ses collages selon des grilles, jusqu’à son rapport à l’écriture et aux mots, le parcours est ambitieux.
Il revient aussi sur le goût pour le travail collectif d’Arp, ses collaborations mais également sur ses pulsions destructrices qui l’assaillirent dans les années 1930.
« Produire/Reproduire » se déploie avec gourmandise dans plusieurs salles, balayant les processus de création et les décennies. Car Arp est mort en 1966 en ayant traversé bien des courants, à la fois imperturbable et décisif. Il ne s’est jamais laissé inféoder par les personnalités écrasantes de Tzara ou de Breton. Son art n’a appartenu à aucun de tous ces mouvements mais les a innervés sans s’y dissoudre. Le polymorphisme de son œuvre tient moins au versatile qu’à la quête absolue et insatiable de liberté de Jean Arp.
La biographie d’Arp elle-même est placée sous le signe de la polyvalence. Né d’un père allemand et d’une mère alsacienne dans un Strasbourg sous occupation germanique, Jean ou Hans Arp débute en écrivant des poèmes dont le tout premier sera publié en 1903 en dialecte. Mais très vite, les arts l’emportent et Arp voyage à travers l’Europe.
En 1911, il fonde avec d’autres artistes suisses le Moderne Bund. Il se lie avec Vassily Kandinsky et se voit même ouvrir les pages de l’Almanach du Blaue Reiter où il publie ses premiers dessins. À cette époque, Jean Arp, nourri de philosophie bouddhiste et plongé dans les textes romantiques de Novalis, s’enthousiasme pour la recherche spirituelle du groupe mené par Kandinsky. Si ses encres de chine fusionnent déjà des courbes naturelles à un instinct abstrait, stylistiquement, ses collages témoignent encore de l’influence du cubisme et du futurisme alors en vogue à Paris. Arp cultive déjà l’ambidextrie de son vocabulaire plastique.
Le hasard comme ordre essentiel
C’est avec sa connaissance des problématiques des avant-gardes européennes que le jeune artiste se lie d’amitié au groupe des trublions de dada, Tristan Tzara, Marcel Janco, Hugo Ball, Richard Huelsenbeck. Tous se réunissent en 1916 au fameux Cabaret Voltaire et partagent un goût pour l’indiscipline.
Mais Arp est certainement l’un des rares à développer une pratique artistique cohérente et réfléchie. Avec celle qui allait devenir son épouse, Sophie Taeuber, il réalise des collages abstraits et irrigue dada de ses réflexions sur la création. « Les œuvres d’art devraient rester anonymes, dans le grand atelier de la nature, comme les nuages, les montages, les mers, les animaux, les hommes. Oui ! Les hommes devraient rentrer dans la nature, les artistes devraient travailler en communauté, comme les artistes du Moyen Âge. » Une des bases essentielles du dadaïsme est posée en ces quelques lignes.
L’acte créateur se dépouille aussi de son costume de génie et d’inspiration pour adopter une attitude anticlassique. Car à la dextérité du peintre sont opposées les lois du hasard, la libération de l’arbitraire régissant des collages puissamment organisés du jeune homme. « Des structures de lignes, de surfaces, de formes, de couleurs. Elles essayent de se rapprocher de l’éternel, de l’inexprimable au-dessus de l’homme. Elles sont le refus de l’égocentrisme humain. Elles sont la haine de la prétention humaine, la haine des images, des peintres. » C’est tout l’art d’Arp, cette combinaison naturelle entre hasard et composition, intuition et forme finie comme en témoigne Collage avec carrés disposés selon les lois du hasard (1916-1917). L’artiste nourrit les préceptes de dada sans toutefois adhérer au nihilisme du groupuscule et entretient son refus des hiérarchies entre médiums et pratiques.
Peinture et sculpture au défi
Formé aux arts appliqués à Weimar, amoureux de Sophie Taeuber qui enseignait alors ces disciplines, Arp peint, sculpte, brode, développe un bestiaire fluide dans ses reliefs et architecture, des compositions rigoureusement orthonormées dans ses collages. « Je me laisse mener par l’œuvre en train de naître, je lui fais confiance. Je ne réfléchis pas, des formes viennent, avenantes ou étranges, hostiles, inexplicables, muettes ou ensommeillées, elles naissent d’elles-mêmes. »
Les normes académiques l’excèdent autant que la subjectivité. Sa pratique du collage se durcit. « Même les ciseaux, dont nous nous étions servis au début pour découper nos premières images de papier, furent rejetés, parce qu’ils trahissaient trop facilement la présence de la main. Nous nous servîmes alors du massicot. » Cependant, au sein du groupe surréaliste, il renoue avec l’automatisme et s’adonne avec plaisir au jeu du Cadavre exquis comme le révèle celui exécuté avec Marcel Jean, Oscar Dominguez et son épouse en 1937 (voir p. 81).
Parallèlement à cette pratique rigoureuse du hasard, Arp développe ses reliefs, des sculptures de bois comme un défi lancé à la peinture et à la sculpture classique. Dans Torse-nombril (1915), le bois doré laissé brut dévoile une force primordiale. « Nous ne voulons pas copier la nature. Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante qui produit un fruit et ne pas reproduire. Nous voulons produire directement et pas par truchement. » Dans d’autres œuvres, les formes fluides jouent avec les ombres et les volumes pour organiser leurs courbes dans l’espace des couleurs posées en aplats.
Mystérieuses, elles jouent aussi sur les mots qui composent leur titre. La Mise au tombeau des oiseaux et papillons. Portrait de Tristan Tzara (1916-1917) déploie trois strates de bois peint, du gris au rose poudré. « Chacun de ces corps signifie certes quelque chose, mais ce n’est qu’une fois que je n’ai plus rien à y changer que je cherche ce qu’il veut dire et que je lui donne un nom », disait Arp à propos de ses titres.
L’évolution vers la tension
Dans les années 1920, il explore le « langage-objet » à partir de ses reliefs. « À l’époque dada, j’étais maladivement hanté par l’idée de l’absolu incommunicable, le problème du langage-objet est apparu en 1920 : nombril, horloge, poupée, etc. » Ces recherches offrent une position décisive au surréalisme, vers cette fluidité formelle qui caractérise autant les toiles de Miró que les paysages de Tanguy.
L’une de ses plus célèbres compositions, Femme (1927, voir p. 80), est devenue une icône de ce principe d’association. Elle sera exposée dans la première exposition personnelle d’Arp à la Galerie Surréaliste puis collectionnée par André Breton aux côtés de ses statues primitives. Femme déploie sa couleur rose saumon sur un panneau ovoïde ponctué d’une bouche-moustache, de deux seins stylisés et d’un nombril peints en marron. Vierge innocente, la forme fait preuve d’une bonhomie élégiaque au symbolisme primitif. « Des ovales mouvants, symboles de la métamorphose et du devenir des corps », écrira Arp.
Ce principe de métamorphose, d’une métabolisation des formes jusqu’au cannibalisme le pousse dans les années 1930, à une activité plus sombre, plus violente. Il déchire ses collages, ceux de ses amis, afin de réinterpréter de nouvelles compositions. De premières idées sculpturales se retrouvent, quant à elles, sectionnées, mutilées ou greffées de « parasites » abstraits. Les formes lisses et douces se parent d’une tension sourde et déstabilisante comme dans Objets désagréables sur une figure (1930). Ses œuvres semblent répondre à une nature autonome et en pleine gestation, une nature spontanée
toujours au bord du monstrueux, de l’improbable.
Jusqu’à la fin de sa carrière, aux derniers jours de sa vie, cette quête de l’harmonie dans l’impermanence dictera ses gestes.
1886
Naissance à Strasbourg.
1914
À Paris, il rencontre Apollinaire et Picasso.
1915
Premiers assemblages et collages abstraits.
1916
Naissance du dadaïsme.
1922
Épouse Sophie Taeuber.
1925
Participe à la première exposition surréaliste à Paris. Réalisation de l’Aubette.
1940
Le couple se réfugie en Suisse.
1943
Mort de Sophie Taeuber-Arp.
1954
Obtient le grand prix de sculpture de la Biennale de Venise.
1959
Mariage avec Marguerite Hagenbach.
1966
Jean Arp décède à Bâle.
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Jean Arp, artiste poète aux multiples facettes
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Art is Arp » jusqu’au 15 février 2009. Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 1, place Jean Arp. Tous les jours, sauf le lundi, de 12 h à 19 h, le jeudi jusqu’à 21 h et le week-end de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 4 €. www.art-is-arp.com
La fondation Arp. En 1979, Marguerite Hagenbach, collectionneuse et seconde épouse de l’artiste, crée la fondation Arp. Située à Clamart (région parisienne), elle abrite la maison et l’atelier où Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp ont élu résidence en 1927. La fondation possède une riche collection d’assemblages et de sculptures qu’elle a pour mission de mettre en valeur. La fondation organise aussi des expositions thématiques et met à la disposition des visiteurs un large choix d’ouvrages.
www.fondationarp.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : Jean Arp