Depuis qu’elle a quitté l’Iran, fuyant la dictature, la censure et la violence, et qu’elle a intégré les Beaux-Arts de Paris, Nazanin Pouyandeh n’a qu’un désir : peindre l’élan foisonnant et coloré de la vie, contre la mort et l’absurde. Une manière de faire de son art un acte de résistance et de liberté d’expression.
Les femmes sont majoritaires dans la peinture de Nazanin Pouyandeh. Des femmes représentées seules, à deux ou en groupe, qui expriment une tension à la fois érotique et tragique. Souvent, remarque l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen, il s’agit de femmes qui « ont pu être violentées ou violées : Cléopâtre, Lucrèce, ce sont des héroïnes, non des victimes, ou se posant comme telles, mais des femmes qui font le choix elles-mêmes et jusqu’au bout de leur destin ». Ce sont toujours des femmes « conscientes de leur pouvoir à surmonter l’adversité sous toutes ses formes », précise l’artiste Frédérique Loutz aux yeux de laquelle on trouve « dans la figuration de Nazanin Pouyandeh, dans la couleur de ses tableaux, cette joie, ce courage, cet espoir qui, peu importe le résultat des luttes, amènent à la victoire de cet énorme élan de vie ». Cet élan de vie se dresse comme une réponse instinctive de la peintre aux fêlures de son histoire et de ses origines iraniennes. Une forme de féminisme et d’attention à l’égard du destin des femmes qui travaille inconsciemment son œuvre et sa recherche de liberté du corps. Sans que jamais l’étiquette « peintre iranienne féministe » n’entrave la démarche libre de l’artiste. Ainsi Anne-Claudie Coric, directrice de la Galerie Templon (Paris et Bruxelles) et collectionneuse, explique que : « Nazanin Pouyandeh a mis en place un langage original qui lui appartient et dont la portée profondément féministe lui échappe en partie. Sa peinture s’émancipe tout naturellement du male gaze. Ses personnages féminins se dévoilent sans complexe, sans autre érotisme que celui de se sentir belle et maîtresse d’elles-mêmes. On ne peut pas faire abstraction de son histoire personnelle – son exil – et du contexte actuel en Iran. Pour moi, la façon dont elle dévoile les femmes est une réponse forte à tous ceux qui aimeraient nous voiler, nous cacher, nous dicter la façon dont on doit se vêtir ou non. C’est un travail de résistance par l’art. »
S’il est féministe de manière inconsciente, le travail de Nazanin Pouyandeh s’ancre aussi dans la réalité violente du monde, mais s’en soustrait tout autant. Pour Nadeije Laneyrie-Dagen, sa peinture est « politique, parce qu’elle se saisit du monde tel qu’il est, un monde instable, frôlant à chaque moment l’horreur ou ayant versé dedans ». L’artiste utilise des photographies, des coupures de journaux d’événements politiques ou sociaux. Son art, inscrit dans une tradition figurative, imite les corps et les choses. Mais il s’agit, précise l’historienne de l’art, d’un « réel soumis au filtre de la reconstruction onirique, [ses tableaux ne sont pas] les reproductions réalistes de situations vécues du monde contemporain. Peintre, et non photographe, Nazanin Pouyandeh ne réalise pas un reportage sur notre temps, elle métabolise des situations en leur conférant un caractère universel et peut-être intemporel. » Donnant de l’épaisseur à ses récits, greffant le réel à une dimension mythologique, l’œuvre de Nazanin Pouyandeh tire le transitoire vers l’éternel. Elle interroge des archétypes, des sentiments fondamentaux comme l’amour, la mort et la violence. Selon Nadeije Laneyrie-Dagen, l’artiste « emprunte aux mythes leur puissance émotive (leur capacité à charrier et transmettre des émotions), mais ses œuvres jamais ne supposent qu’on connaisse les histoires anciennes auxquelles elle se réfère ». Une absorption libre des mythes et de la tradition occidentale qui par ailleurs s’étend, précise Nadeije Laneyrie-Dagen, à bien d’autres sources : « Les décors qui ornaient les cafés de Téhéran dans son adolescence […], les images de magazines érotiques, les masques de carnaval et les objets " premiers ", les enluminures admirables de la tradition persane : de tout cela Nazanin Pouyandeh fait son miel, et les motifs et formes, qui peuplent sa peinture. » Métamorphosant le réel au travers d’une reconstruction onirique, l’artiste iranienne est passée maître en l’art de mettre en scène. Partant de tableaux vivants, où les décors, les modèles, leurs habits et leurs poses, sont harmonieusement organisés, sa peinture transforme le réel vers des recompositions oniriques chargées. Qu’il s’agisse de la prolifération de motifs hybridés et imbriqués les uns sur les autres comme des tatouages, des contrastes dans les manières de peindre ou de modifier les échelles, elle manipule les hybridations et joue des complexités sémantiques. Sa peinture tire sa force d’une tension omniprésente. D’un côté le tragique, le cru, le brutal. De l’autre, la joie des couleurs, la séduction des motifs ou des tissus aux rendus minutieux, la beauté lisse des corps nus et jeunes. Comme le remarque Frédérique Loutz, ce mélange donne une dynamique et de la puissance à cette peinture : « Chez Nazanin, il y a de la combine assumée, affirmée, glorifiée pour s’affranchir du réel. […] Il y a de la fluidité entre le réel et le rêve. Elle est une sorcière qui manie la magie bariolée. Elle multiplie les motifs, cet acte est signe de résistance à une condition trop cruelle, absurde et injuste. Nazanin s’érige contre la fin, tout est cycle dans ses tableaux, d’où les multiples références mythologiques et picturales. »
Pour Nadeije Laneyrie-Dagen, Nazanin Pouyandeh a « un amour démesuré de l’acte de peindre ». Une manière amoureuse de représenter mimétiquement les corps, les objets, les tissus, de s’y « perdre des heures durant le pinceau à la main », fouillant les moindres détails. Ainsi ses tableaux « ont quelque chose du mandala : des œuvres où le regard n’en finit pas de pénétrer, où celui qui regarde, à la fin, pourrait être englouti ». C’est d’amour aussi dont témoignent les citations hybridées dans la peinture de Nazanin Pouyandeh, reine du collage. Gourmande, libre, elle puise avec jubilation dans un vaste musée imaginaire. Elle se positionne par rapport aux enjeux de la modernité : s’inscrire dans une longue tradition tout en relevant des défis posés par la mondialisation et la prolifération des images et des écrans. Pour Anne-Claudie Coric, les citations dans sa peinture posent « la question de la responsabilité de créer dans un monde où les collections des plus grands musées du monde sont désormais accessibles d’un clic sur le téléphone portable : comment continuer de créer cet objet " tableau " malgré tout, alors qu’en matière d’art tout semble avoir déjà été exploré, et que tant de chefs-d’œuvre ont été réalisés par des génies ? » Dans ces citations, on trouve des mises en abyme du tableau dans le tableau et des représentations de l’artiste en train de peindre. Comme le souligne Frédérique Loutz, Nazanin Pouyandeh « peint le peintre conscient de son territoire de lutte, de son devoir de fascination et de son pouvoir de divination : il y a le panache du cérémoniel et la gravité de la précision du toréro dans l’arène. » Dans ces mises en abyme, quelque chose de la puissance de créer s’exprime, la conscience de l’artiste démiurge, créateur de mondes. Et dans le même temps, un rappel humble de l’artifice, de la fiction de l’image. Une manière de renverser les valeurs établies de nos représentations du monde et aussi de toucher à la beauté de cette courageuse tentative qu’est l’art, dressée contre le temps et l’absurde. Une beauté « teintée de fragile et d’érectile » note Frédérique Loutz. Là, élan de vie, un monde s’ouvre, immense, et s’érige devant nous. Et tout peut d’un coup vaciller.
Femmes puissantes
Couvrant environ dix ans de pratique, l’exposition réunit une sélection de peintures récentes avec quelques tableaux plus anciens. D’hier à aujourd’hui, on retrouve le goût affiché de Nazanin Pouyandeh à représenter le destin de figures féminines. Des modèles, ses amies ou elle-même, que l’artiste métamorphose en héroïnes, libres et courageuses, s’offrant au regard du visiteur dans des mises en scène théâtrales, tragiques autant que sensuelles. Complexe, érudite, l’ambiguïté domine dans cette peinture ouverte à plusieurs couches de lecture. « Désobéissantes », c’est l’expression d’une liberté sauvage, de corps et d’émotions libérées des entraves que nous imposent la société, ses règles, ses tabous. Une manière aussi de rendre hommage aux femmes iraniennes qui défendent leur droit et sont prêtes à mourir pour leur combat. « Désobéissantes », c’est l’affirmation d’une peintre qui fait le choix de la complexité et de la jouissance libre contre les attentes consensuelles, les normes édulcorées, qu’imposent le monde de l’art et l’académisme actuel. Une œuvre murale in situ, réalisée pour l’occasion à l’encre de chine, accompagne l’exposition. Inspirée par un récent voyage en Égypte, cette pièce faite en quelques jours relève le défi d’égaler, avec peu de moyens, l’effet impressionnant des grandes machines égyptiennes.
Amélie Adamo
« Nazanin Pouyandeh, désobéissantes »,
Fondation GGL, Hôtel Richer de Belleval, place de la Canourgue, Montpellier (34), jusqu’au 9 novembre, www.fondation-ggl.com
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Nazanin Pouyandeh, la liberté au féminin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Nazanin Pouyandeh, la liberté au féminin