Histoire de l'art

Révisons l’histoire de l’art

L’art n’est plus né en Europe

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 1584 mots

En 2018, une équipe de chercheurs datait une peinture rupestre indonésienne à plus de 43 000 ans, détrônant ainsi les grottes européennes dans l’invention de l’art figuratif…

Comment l’art vint-il aux hommes ? C’est l’une des vertigineuses questions que soulève la datation des peintures rupestres de la grotte de Leang Bulu Sipong 4, sur l’île indonésienne de Sulawesi. Cette fresque, longue de 4,5 m, étudiée en 2017 par une équipe de scientifiques de l’université de Griffith, dirigée par les archéologues Maxime Aubert, Adhi Agus Oktaviana et Adam Brumm, représente une scène de chasse. On y distingue des cochons sauvages et des buffles nains appelés anoas, espèces locales d’Indonésie, qui apparaissent chassés par des figures humaines, plus petites et affublées de traits d’animaux – une queue, un bec, un museau… « Ces figures mi-animales, mi-humaines, connues sous le nom de thérianthropes, suggèrent que les premiers hommes de Sulawesi avaient la capacité de concevoir des choses qui n’existent pas dans le monde réel », relèvent les chercheurs en 2018 dans la revue Nature.

Un coup de tonnerre. Leur publication fait sensation. Et pour cause : en prélevant des dépôts de calcite recouvrant partiellement l’œuvre, les chercheurs ont analysé le rapport uranium-thorium dans le calcaire, qui permet d’obtenir une datation. Et selon les chercheurs, cette dernière remonterait à au moins 44 000 ans. « Cette scène de chasse est, à notre connaissance, le plus ancien témoignage pictural de récit et la plus ancienne œuvre d’art figuratif au monde », s’enthousiasmaient-ils. Car les figures thérianthropes de ces peintures seraient non seulement plus anciennes que le bestiaire de la grotte Chauvet, qui remonte à 35 000 ans, mais précéderaient aussi « l’homme-lion » de la grotte de Hohlenstein-Stadel, en Allemagne : cette figurine en ivoire de mammouth remontant à 39 000 ou 40 000 ans, était jusqu’alors tenue pour le plus ancien thérianthrope connu, suivi par celui de la « scène du puits » de la grotte de Lascaux, vieux de 17 000 ans.

L’apparition d’un art figuratif en Ardèche et en Indonésie

Voici donc les limites temporelles de l’art repoussées et son origine géographique remise en question ! La naissance de l’art est sans cesse reculée, et le sera sans doute encore. Ainsi, lors de la découverte des fresques de Lascaux, en 1940, on a pensé et proclamé que c’était le berceau de l’art. « Georges Bataille a écrit en 1955 de belles pages à ce sujet, dans Lascaux ou la naissance de l’art. Mais en 1994, la découverte de la grotte Chauvet, bien plus ancienne, a rebattu les cartes : il y a plus de 35 000 ans, la maîtrise du dessin, de la figuration, de la couleur, était extraordinaire ! Aujourd’hui, la datation des peintures rupestres de l’île de Sulawesi recule encore l’apparition de figures peintes sur les parois des grottes. Certains archéologues doutent pourtant de la composition de cette scène, qui serait une scène de chasse narrative, et de l’ancienneté de l’ensemble », nuance la philosophe et historienne des sciences Claudine Cohen, qui publiera Nos ancêtres dans les arbres. Réflexions sur le devenir humain [Seuil] en mars 2021. En effet, la datation des peintures divise la communauté scientifique : les thérianthropes, plus petits que les animaux qu’ils sont censés chasser, pourraient avoir été peints ultérieurement, sur des milliers d’années.

Mais si elle est confirmée, la datation de la fresque indonésienne s’avère fascinante en ce qu’elle pose en filigrane la question de l’origine de l’art. Car, jusqu’à présent, les scientifiques considéraient que la peinture figurative était apparue dans les grottes ornées au paléolithique supérieur, lorsque Sapiens arrive en Europe. Cette hypothèse est désormais écornée : il y a 30 000 ou 40 000 ans, des hommes ou des femmes pratiquaient un art pictural figuratif comparable en Ardèche, sur les parois de la grotte Chauvet, dans les grottes de l’île de Sulawesi et sans doute ailleurs dans le monde. « On trouve en Australie un art aborigène très ancien, moins bien étudié et valorisé que l’art paléolithique occidental, mais qui remonte à au moins 30 000 ans avant le présent : dans les régions du Nord (Queensland, Kimberley et Arnhem Land), ce sont d’extraordinaires figures humaines ou animales peintes sur des parois ou dans des entrées de grottes », relève Claudine Cohen.

L’activité symbolique de Sapiens

Désormais, il semblerait donc que les hommes se seraient mis à peindre à peu près au même moment, dans diverses parties du monde… À moins qu’ils n’aient commencé à créer en Afrique, en traçant des formes rudimentaires, avant que leur pratique artistique ne progresse et se développe à l’occasion de leurs migrations ? Peut-être. En 2002, des fragments d’ocre gravés vieux de 77 000 ans ont été découverts dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud. Stupeur ! On découvrait qu’Homo sapiens était un « artiste » avant sa migration en Europe. En 2018, la découverte de croisillons sur un petit morceau de roche siliceuse, qui a conservé depuis 73 000 ans la trace de marques, probablement faites à l’aide d’un morceau d’ocre pointu, confirmait l’activité symbolique de Sapiens dans son berceau africain. Un art rudimentaire qui se serait développé et épanoui au long des migrations de Sapiens ? À voir. « L’idée d’un tel progrès, du “décor” géométrique à la figure, était soutenue par les préhistoriens du XIXe siècle, mais c’est une hypothèse aujourd’hui largement abandonnée. Ne serait-ce que parce que dans l’art occidental contemporain, l’abstraction surgit après la figuration ! De plus, dans l’art paléolithique, tracés géométriques et représentations figurées se côtoient souvent, et nombre de ces tracés pourraient bien être des figures stylisées », observe Claudine Cohen.

L’homme moderne, Homo sapiens, possédait déjà les facultés cognitives pour créer, et le rapport à la couleur et à la forme a sans doute existé chez lui dès ses origines. Simplement, nous n’aurions pas – encore ? – retrouvé les traces de cet art, qui ne s’est sans doute pas manifesté exclusivement dans la pénombre et le secret des grottes, mais aussi sans doute sur des écorces, sur la peau ou encore à travers le chant, la danse. L’art a-t-il forcément une date et un lieu de naissance ?

Des bruits et des odeurs en archéologie

Au Grand Palais, en 2020, le visiteur entre dans l’exposition consacrée à Pompéi. S’il peut admirer quelques beaux objets dans les vitrines, son regard est attiré par les ombres chinoises des habitants de la cité détruite au Ier siècle av. J.-C., dont il découvre le mode de vie au moment de l’explosion du Vésuve. En 2011-2012, l’exposition « Gaulois, une expo renversante », coproduite par l’Inrap, se tenait non pas dans un musée des beaux-arts mais à la Cité des sciences et de l’industrie de Paris. « L’archéologie est sortie du strict champ de l’histoire de l’art pour reconstituer des modes de vie du passé », constate l’archéologue Jean-Paul Demoule, ancien directeur de l’Inrap, auteur de Aux origines, l’archéologie [La Découverte]. Depuis une vingtaine d’années, se développe en outre un intérêt des archéologues pour les instruments anciens, dont on peut retrouver les sonorités, les goûts, qu’on peut reconstituer grâce à des recettes anciennes, mais aussi grâce à des résidus retrouvés jusque sur les récipients du néolithique, et même les odeurs. « Si bien que dans quelques années, avec la réalité augmentée, on pourra sans doute se promener dans des paysages anciens reconstitués avec leurs sons et leurs odeurs », avance Jean-Paul Demoule.Par ailleurs, si l’archéologie s’étend désormais à des domaines qui ne touchent pas seulement l’histoire, elle a également aboli ses limites temporelles. Dans les années 1950, les archéologues ne s’intéressaient guère aux périodes postérieures à 800 apr. J.-C. À partir des années 1960, ils ont investi le Moyen Âge puis, dans les années 1980, l’époque moderne, notamment à l’occasion de la fouille menée sous l’actuelle pyramide du Louvre, exhumant des vestiges du Paris des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Enfin, dans les années 1990 et surtout 2000, les voilà qui étudient les vestiges des guerres mondiales jusqu’aux charniers de la période contemporaine. Goodbye l’histoire de l’art ? Pas si vite. En juin 2010, l’archéologue Jean-Paul Demoule a mené les fouilles du Déjeuner sur l’herbe, exhumant les vestiges enfouis en 1983 par Daniel Spoerri, membre du groupe des Nouveaux Réalistes, à l’occasion de son banquet-performance.

Marie Zawisza

La high-tech pour percerles secrets d’Égypte

Voir par-delà les murs des pyramides et sous les bandelettes des momies, sans dégrader les édifices comme les pillards depuis l’Antiquité, et sans détruire les dépouilles comme les scientifiques du XIXe siècle : c’est ce que rend possible le développement des nouvelles technologies. En combinant des technologies innovantes non invasives (thermographie infrarouge, radiographie par muons, photogrammétrie, scanner et reconstitution en 3D), la mission internationale ScanPyramids, conçue et coordonnée par la Faculté des ingénieurs de l’Université du Caire et l’Institut français HIP (Heritage, Innovation, Preservation), a ainsi révélé en novembre 2017 la découverte d’un mystérieux vide au sein de la pyramide de Khéops. Chambre secrète ? Ou simple vide de décharge, dont la fonction est d’alléger la structure ? On l’ignore encore. Comme on attend toujours l’aboutissement des recherches de l’archéologue britannique Nicholas Reeves, qui a tenté en 2015 de détecter avec les mêmes caméras thermiques la présence d’une chambre secrète jouxtant le caveau de Toutankhamon… où il espère retrouver la dépouille de l’une des plus célèbres reines d’Égypte : Néfertiti. Et si les nouvelles technologies promettent ainsi d’importantes découvertes à venir, elles font d’ores et déjà parler les momies. Depuis 2012, le British Museum scrute les siennes à l’aide d’un scanner. Les chercheurs étudient ainsi les techniques d’embaumement comme les amulettes disposées entre les bandelettes… qu’ils peuvent imprimer en 3D !

Marie Zawisza

1865
L’entomologiste et anthropologue anglais John Lubbock propose de diviser le récit des origines de l’humanité en 4 périodes successives : le paléolithique, le néolithique, l’âge de bronze et l’âge de fer.
1879
Des archéologues découvrent, en Espagne, la grotte ornée d’Altamira : naissance de l’art paléolithique en tant que phénomène culturel. L’authenticité des peintures fut longtemps débattue.
1994
La découverte de la grotte Chauvet-Pont d’Arc (35 000 ans), en Ardèche, oblige à réviser la chronologie supposée de l’art paléolithique et à revoir les canons supposés d’un art « primitif ».
À lire
Claudine Cohen est philosophe et historienne des sciences, spécialiste de l’histoire de la paléontologie et des représentations de la préhistoire, directrice d’études de la chaire « Biologie et société » à l’École pratique des hautes études et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle est notamment l’autrice d’Un Néandertalien dans le métro, paru au Seuil en 2007. Son prochain ouvrage, Nos ancêtres dans les arbres. Réflexions sur le devenir humain, paraîtra au Seuil en mars 2021.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : L’art n’est plus né en Europe

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque