PARIS
Avant la photographie couleur, les préhistoriens accompagnés d’artistes relevaient dessins et gravures rupestres. Le Musée de l’homme expose leurs relevés comme des œuvres d’art. Une invitation à découvrir ces expéditions.
Ici, des jeunes femmes en robe debout sur des échelles de corde suspendues le long d’une paroi rocheuse. Là, un artiste face à un chevalet soutenant une toile de plusieurs mètres de haut, dans une grotte. Dans le sous-sol de l’Institut Frobenius, à Francfort, ces clichés, qui racontent d’extraordinaires expéditions menées aux quatre coins du monde pour transposer sur toile ou sur papier des peintures rupestres, ont été développés sur papier gélatine pour l’exposition « Préhistomania » au Musée de l’homme. Cette dernière présente une soixantaine de ces relevés, qui fascinèrent le grand public et inspirèrent les artistes modernes. Elle ressuscite aussi l’odyssée humaine et artistique de ces expéditions, depuis celles de l’abbé français Henri Breuil au début du XXe siècle jusqu’à à celles d’Henri Lhote et Gérard Bailloud dans les années 1950, en passant par celles de l’ethnologue allemand Leo Frobenius dans l’entre-deux-guerres.
Le voyage commence à Francfort, à l’Institut Frobenius. Implanté au sein de l’université Goethe, cet institut allemand de recherche en anthropologie conserve plus de 8 000 relevés d’art préhistorique. Et pour cause, il a été fondé dès 1925 par l’un des plus célèbres de ces préhistoriens aventuriers : l’anthropologue allemand Leo Frobenius (1873-1938), devenu spécialiste de la préhistoire sur le terrain, au fil de ses expéditions. Cet homme excentrique aux allures de cow-boy s’était pris de passion pour l’Afrique pendant son enfance. Les zoos faisaient alors venir des hommes et des femmes de contrées lointaines pour susciter l’étonnement des visiteurs. Son grand-père dirigeait celui de Berlin. « Leo y fit la connaissance d’Éthiopiens, se lia d’amitié avec eux et fut touché par la convivialité qui régnait dans leur groupe. Devenu adulte, il n’aura de cesse de chercher l’Afrique. Il fut en Europe l’un des premiers à promouvoir l’idée que son histoire et sa culture méritaient d’être documentées et prises au sérieux », raconte le conservateur des collections de l’Institut Frobenius Richard Kuba, un des commissaires de l’exposition.
En 1913, âgé de 40 ans, Frobenius, entreprend un premier voyage pour documenter l’art rupestre en Afrique du Nord. Lui, qui avait quitté l’école sans diplôme, après s’être fâché avec l’université allemande quand sa thèse sur les sociétés secrètes africaines fut rejetée, continuera à mener des expéditions jusqu’à sa mort, en 1938. Chaque fois, il embarque avec lui une équipe de jeunes artistes talentueux. Ces hommes et ces femmes diplômés de l’École des beaux-arts sont chargés de transposer sur toile ou sur papier les peintures et les gravures tracées sur des parois rocheuses au cours de la préhistoire. Les régions qu’ils explorent sont isolées, les conditions de travail – accroupis dans une cavité, suspendus à une échelle – difficiles. Frobenius s’émerveille de la pugnacité de ces jeunes artistes qui ont « à maîtriser de telles œuvres gigantesques toujours soumises aux caprices du temps et du vent et souvent coupées durant toute cette période du reste de l’humanité ».
Avant lui, l’abbé français Henri Breuil a déjà relevé des œuvres rupestres à Altamira, en Espagne, au tout début de sa carrière. Mais il a terminé ses relevés de retour dans son atelier à l’aide de calques et de dessins, et à échelle réduite, pour les publier. Frobenius, lui, les réalise sur place, à l’échelle 1, et entend les exposer. « Frobenius est un homme de spectacle. Il comprend tout de suite qu’il est essentiel de ne pas garder ces relevés confinés dans l’univers de la science. Conscient de leur valeur artistique, il sait qu’ils peuvent fasciner un grand public », explique Richard Kuba. Il faut dire que Frobenius, pour mener à bien ses expéditions, doit trouver des financements et donc assurer sa publicité. Ainsi, à son retour d’Afrique, il arrête ses voitures avant Francfort, les couvre de poussière comme si elles rentraient directement du Sahara, et entre dans la ville en klaxonnant. « Mais surtout, à travers ses relevés, c’est le fantasme d’un art préhistorique qu’il veut offrir au public », souligne Egidia Souto, spécialiste de l’art de l’Afrique et co-commissaire de l’exposition. Frobenius expose ainsi ses fabuleux relevés dans les métropoles occidentales, à Paris en 1930 et 1933, mais aussi à Berlin, Oslo, Bruxelles, Amsterdam, Bâle, Zurich, Vienne et surtout, en 1937, au MoMA, dont le conservateur, Alfred Barr, soutient que l’art moderne est né avec l’art rupestre (voir encadré). Cependant, à partir des années 1960 et l’avènement de la photographie, les relevés d’art rupestre sont quelque peu oubliés dans les réserves. L’Institut Frobenius les conserve soigneusement rangés dans des cartons sur du papier stabilisé ou enroulés sur des rouleaux cylindriques appelés mandarins. « C’est au moment où l’Institut a emménagé ici, au sein de l’université Goethe, il y a une quinzaine d’années, que nous avons déroulé ces relevés pour les numériser. Ce fut un choc esthétique incroyable », témoigne Richard Kuba. Aujourd’hui, certains parmi les plus beaux de la collection ont rejoint le Musée de l’homme pour l’exposition « Préhistomania » (voir encadré). Ce dernier conserve notamment quelque 1200 relevés, réalisés entre 1956 et 1962 par l’ethnologue Henri Lhote (1903-1991) dans le Tassili n’Ajjer, au Sahara central.
« Cette région vaste, difficile d’accès, commençait à être connue, mais n’avait pas encore fait l’objet de grandes publications. Le Musée de l’homme y a donc envoyé Lhote, pour documenter les sites peints et gravés de la région », explique Marie Mourey, chef de projet au Musée de l’homme et co-commissaire de l’exposition. Sa première caravane, de 30 chameaux, se met en marche le 20 février 1956. La richesse des fresques le laisse sans voix : « Nous nous sommes trouvés devant le plus grand musée d’art préhistorique existant au monde... », rapportera-t-il. Jusqu’en 1962, il réalisera au total quatre missions dans différentes zones du Tassili n’Ajjer, accompagné de jeunes dessinateurs, de peintres, d’un photographe et d’un guide touareg. Comme Frobenius, ce disciple de l’abbé Breuil choisit de réaliser ses relevés entièrement sur place, à l’échelle 1 et en couleurs, à l’aide de calques apposés directement sur la paroi, et les expose à son retour d’expédition. Le hic ? « Ce procédé n’est pas sans risque pour la conservation des fresques, puisqu’il nécessite notamment de les mouiller », relève Marie Mourey. Aujourd’hui, ces documents sont parfois les derniers témoignages d’œuvres désormais disparues. Ils sont donc regardés comme des originaux. Quant aux copistes de cet art rupestre, dont on reconnaît le style et la main, ils se révèlent non plus comme simplement des artisans, mais comme des interprètes de génie, rejouant pour nous une symphonie venue de la nuit des temps.
En mai 1937, coup de tonnerre au Museum of Modern Art (MoMA) de New York. son directeur Alfred Barr fait entrer la préhistoire dans le temple de l’art le plus récent. Sous-titrée « Modern Art, 5000 Years Ago » (L’art moderne il y a 5 000 ans), son exposition présente les relevés réalisés par les équipes de Leo Frobenius à travers le monde. En regard sont présentées des œuvres d’art contemporain récemment acquises, de Paul Klee, André Masson, Jean Arp ou encore Joan Miró. Ce dernier veut alors « assassiner la peinture », qu’il juge « en décadence depuis l’art des cavernes ». Les artistes, dans leur désir de s’éloigner de la figuration académique, sont fascinés par ces formes. Dès 1930 à la Salle Pleyel, puis au Trocadéro en 1933, l’exposition des relevés des représentations préhistoriques de Frobenius, monumentaux et en couleurs, avait interpellé artistes et critiques. « Les Parisiens ont pu admirer, à la Salle Pleyel, une exposition d’un modernisme étourdissant : les inventions les plus diaboliques d’un Miró, d’un Max Ernst, d’un Jean de Bosschère, les cuisines et les graffitis d’un Klee se déroulant en une série de fresques dont les plus impressionnantes atteignaient six mètres de longueur », écrit ainsi le critique André Lhote. Après la guerre, et la mort de Frobenius, une nouvelle génération de préhistoriens prendra la relève et continuera d’exposer ces relevés, à l’instar d’Henri Lhote au Musée des arts décoratifs. L’art du XXe siècle s’inscrit désormais dans une tradition héritée de l’art pariétal préhistorique.
L’exposition : Quand l’Occident découvrait l’art rupestre
En partenariat avec l’Institut Frobenius pour la recherche en anthropologie culturelle, à Francfort, le Musée de l’homme nous fait revivre la fascination avec laquelle l’Occident découvre l’art rupestre dans la première moitié du XXe siècle. Avec plus de 200 documents et objets, dont une soixantaine de relevés originaux reproduisant les œuvres peintes ou gravées sur les parois des grottes à travers le monde, le parcours nous plonge aussi dans les aventures humaines que furent ces expéditions. Il s’achève par une explication des techniques actuelles de transposition et de conservation des peintures rupestres, pour lesquelles la « main » reste essentielle, malgré l’avènement de nouvelles technologies.
Même quand un relevé d’art rupestre est très fidèle, on perçoit la main de l’artiste qui l’a réalisé. Ce bison de la grotte d’Altamira a été reproduit en 1934 par une jeune artiste, Katharina Marr, collaboratrice de Leo Frobenius.
Les femmes étaient très nombreuses dans les expéditions de Leo Frobenius, pour qui seul comptait le talent. Pour relever une gravure, ces artistes formées aux Beaux-Arts appliquent une feuille de papier japonais sur la paroi et repassent le trait du dessin ou de la gravure. Ce calque sert de base à la peinture du relevé, réalisée à la gouache ou à l’aquarelle.
Remontant à environ 8 000 ans av. J.-C., la fresque du « Grand Dieu » de Séfar, ancienne cité située au cœur du massif montagneux du Tassili n’Ajjer (en Algérie), est l’un des relevés les plus connus de Lhote. En raison de son corps géant et de ses cornes, Lhote suppose que le personnage central, haut de 3 mètres, représente une divinité.
Ce relevé a été délicatement déroulé par une équipe de restauratrices d’œuvres sur papier. Après un nettoyage méticuleux, les zones affaiblies ou déchirées ont été consolidées sur le verso. Puis le relevé a été retourné afin de retoucher avec délicatesse les endroits où la couche picturale s’était estompée avec le temps.
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Sur les traces des copistes de l’art rupestre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Sur les traces des copistes de l’art rupestre