Histoire de l'art

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Pierre-Yves Le Pogam : Le Moyen Âge, cela n’existe pas

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 1341 mots

Pierre-Yves Le Pogam est conservateur en chef au département des sculptures au Louvre, responsable de la collection médiévale. Il vient de publier La Sculpture gothique chez Hazan.

Ces dernières décennies, le discours sur le Moyen Âge a profondément changé. Comment les spécialistes appréhendent-ils cette période aujourd’hui ?

Le Moyen Âge, cela n’existe pas. Il faudrait plutôt évoquer « les Moyen Âges », car, à l’échelle d’un millénaire, le terme d’époque ne veut rien dire. Il s’agit d’époques très différentes qui trouvent cependant une unité autour de certains phénomènes comme le christianisme et la mise en place des structures politiques qui préfigurent les États modernes. Les spécialistes tentent de transmettre l’idée qu’il ne s’agit pas d’un temps long monocorde, mais d’une succession d’époques, parfois même à l’intérieur d’une époque. Par exemple, le gothique désigne une période très longue qui renferme des scansions chronologiques énormes. Ce sont des mondes formels complètement différents, et c’est normal, s’agissant de mondes intellectuels, économiques et sociaux complètement différents les uns des autres. Par exemple, l’époque de saint Bernard n’a rien à voir avec celle de saint Thomas d’Aquin.

Le Moyen Âge semble enfin commencer à se départir de certains clichés, par exemple le poncif d’un âge sombre et rétrograde. Comment expliquez-vous cette « réhabilitation » ?

C’est vrai qu’il y a un intérêt renouvelé, un changement de regard. Je pense que cette redécouverte est aussi le fruit de la culture populaire, par exemple l’heroic fantasy – que l’on pense au succès de Game of Thrones–, mais aussi des festivals médiévaux où il y a des tournois et des jeux. Tout cela, comme la série humoristique Kaamelott, a beaucoup joué dans l’imaginaire et participe à rendre le Moyen Âge plus populaire.

Ces univers s’inspirent cependant de manière très libre du Moyen Âge, n’est-ce pas préjudiciable ?

Non, ce n’est pas grave. Cela correspond même très bien à la création médiévale, au sens littéraire et artistique, qui était exactement faite comme cela. Les créateurs utilisaient les modèles anciens, antiques ou chrétiens, avec une liberté totale de réinterprétation. Ils transformaient, par exemple, des personnages antiques en héros chrétiens ou reprenaient des modèles et les retravaillaient totalement. Car, contrairement à une idée reçue, il n’y a pas eu un oubli ou un rejet total de l’héritage antique. Il y a plutôt eu des ruptures, mais des ruptures qui ont permis de se réintéresser à cette Antiquité dont on avait un peu perdu les références, mais que l’on pouvait rêver, réinventer et se réapproprier. La redécouverte des auteurs antiques, notamment Aristote, a été un choc considérable.

Justement, d’une manière générale, on sort un peu de cette vision de blocs étanches les uns aux autres. Dans quelle mesure ces notions de complexité et de fluidité nous permettent-elles de mieux comprendre le Moyen Âge ?

On sait que l’on ne passe pas d’un coup d’un style à l’autre, que cela est plus complexe. Par exemple, on ne passe pas brutalement du roman au gothique. D’ailleurs, nos confrères européens ont une formule pour désigner cette époque vers 1200, ils parlent de romano-gothique. Ce qu’il faut aussi comprendre, c’est qu’il y a des juxtapositions de styles, il y a des gens qui font des choses très différentes au même moment. À chaque génération, il y a des artistes qui remettent complètement en cause ce qui a été fait auparavant. Parfois, cela reste un phénomène isolé ; d’autres fois, c’est tellement révolutionnaire que c’est aussitôt imité. Il y a aussi des créateurs qui restent complètement en dehors de cela et continuent dans un style moins avant-gardiste. Bref, c’est très vivant et très complexe, mais un peu comme la création actuelle. Il y a plusieurs styles qui cohabitent et plusieurs esthétiques. Les styles ne sont évidemment pas les mêmes à Bordeaux, à Paris, à Burgos ou à Londres. Mais c’est aussi le cas au sein d’une même ville, voire d’un même édifice. Par exemple, il n’y a pas forcément d’unité de style au sein d’une cathédrale ou même d’une plus petite église. Il peut y avoir une coexistence de styles et d’esthétiques. C’est également vrai pour la question de la polychromie. Il y avait plusieurs styles de polychromie dans l’art médiéval en fonction de l’effet que l’on voulait donner à telle ou telle partie de l’édifice.

Un des aspects les plus surprenants et les plus novateurs de votre livre est assurément la place que vous accordez à la question du profane. A-t-on exagéré la dimension religieuse de l’art gothique ?

La dimension religieuse est évidemment très importante, mais on a, à tort, l’impression que c’est uniquement un art qui met en scène le christianisme. Alors qu’en réalité cela est beaucoup plus complexe. La part de l’art profane est en effet très importante, que l’on pense aux tombeaux, par exemple, qui sont omniprésents durant le Moyen Âge. À l’époque gothique, on voit aussi renaître toutes les catégories de la sculpture profane qui avaient disparu avec la fin de l’Antiquité, notamment la statue équestre et le portrait. Mais surtout, il faut comprendre que l’art profane ne se limite pas uniquement aux œuvres que l’on trouve dans les édifices civils comme les châteaux. D’autant que la quasi-totalité de leurs décors a disparu. En réalité, il n’y avait pas de cloison étanche entre l’art qui est dans l’église, qui serait par définition sacré, et l’art qui est dans la ville et qui serait profane. L’église est un lieu où tout le monde vient ; c’est bien sûr un lieu de prière, mais aussi un lieu où toute la société se retrouve. Donc ce lieu ne contient pas que des œuvres religieuses. Et inversement, il peut y avoir du sacré dans les œuvres faites pour le monde profane, pour les hôtels de ville ou les châteaux. Le Moyen Âge est un monde croyant où la présence divine, comme diabolique d’ailleurs, est toujours là. Mais c’est un monde de croyants qui est passionnément ouvert à toutes les formes d’expression qui reflètent les émotions, les passions et les raisonnements des intellectuels, mais aussi des fidèles et des commanditaires de son temps.

Une nouvelle archéologie ?

En quelques années, la connaissance du Moyen Âge a largement progressé à la faveur de deux événements : l’essor de l’archéologie du bâti et de l’archéologie préventive. Depuis sa création en 2002, l’Institut national de recherche en archéologie préventive a en effet mené des milliers de fouilles dont certaines ont donné lieu à d’importantes découvertes, par exemple sur la manière dont le Moyen Âge a façonné le paysage, sur le déroulement de grands chantiers, ou encore en affinant la connaissance de périodes mal connues comme celle des Mérovingiens. Accompagnant ces chantiers, l’archéologie du bâti s’est par ailleurs imposée comme une discipline incontournable pour mieux comprendre les techniques monumentales et les différentes phases de construction. Dans plusieurs cas, cette méthode a permis de trancher des débats complexes sur la datation, remettant parfois en cause des dates basées sur des sources et l’analyse stylistique. Comme dans le cas de la cathédrale Saint-Étienne d’Auxerre, dont les récentes études proposent une datation nettement antérieure à celle acceptée jusqu’ici.

Isabelle Manca

Une période haute en couleur

On l’a longtemps imaginé d’une blancheur immaculée. Pourtant, les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur la polychromie de l’art médiéval. Une découverte majeure qui résulte de la multiplication des chantiers de restauration depuis une vingtaine d’années. Ces travaux permettent en effet de retrouver des traces de polychromie, grâce aux nouvelles technologies comme le laser et les logiciels de reconstitution, donnant ainsi une tout autre image du Moyen Âge. Les statues dont on admire la pureté de la pierre étaient en réalité peintes de couleurs vives. Des peintures renouvelées régulièrement et parfois jusqu’à une époque récente, comme le montrent les vestiges de polychromie du XVIIe siècle de la cathédrale Saint-Maurice d’Angers. Cet édifice est l’un des rares à avoir conservé des traces aussi visibles, une exception qui s’explique par l’existence jusqu’au XIXe siècle d’une galerie protégeant son portail. Afin de conserver cette découverte précieuse, la décision a été prise de reconstruire une structure contemporaine. Une mission qui vient d’être confiée à l’architecte Kengo Kuma.

Isabelle Manca

Les trois Moyen Âges
Cette longue période de l’histoire (environ mille ans) est traditionnellement subdivisée en trois parties : le haut Moyen Âge (fin du Ve-fin du Xe siècle), le Moyen Âge central ou classique (XIe-XIIIe siècle) et le bas Moyen Âge ou Moyen Âge tardif (XIVe-fin du XVIe siècle).
476
Plus d’un siècle et demiaprès la conversion de l’empereur Constantin au christianisme (312), l’abdication de Romulus Augustus marque la fin de l’Empire romain d’Occident et le début du Moyen Âge.
1640
Premier usage attesté, dans l’Histoire du Béarn de Pierre de Marca, du terme Moyen Âge pour désigner la période allant de la chute de Rome à celle de Constantinople (1453).
1140
L’abbé Suger fait édifier le chevet de l’abbatiale de Saint-Denis. Une nouvelle esthétique apparaît alors en Île-de-France, avec diverses variantes, donannt naissance à l’architecture gothique.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Pierre-Yves Le Pogam : Le Moyen Âge, cela n’existe pas

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