PARIS
Historienne de l’art, commissaire d’expositions et fondatrice d’AWARE, Camille Morineau met toute son énergie dans la réécriture d’une histoire de l’art paritaire.
Très jeune ! Étudiante à l’École normale supérieure, je suis partie étudier pendant un an au Williams College (Williamstown, Massachusetts). C’est là que j’ai suivi des cours de gender studies [études de genre], qui n’existaient pas en France et qui m’ont passionnée. Ces cours donnés par une professeure féministe « intersectionnelle » [concept qui désigne l’intersection entre le sexisme et le racisme, ndlr] faisaient le lien entre l’histoire de l’art, la représentation des femmes et celle des races. De retour en France, je n’ai eu ensuite de cesse de faire quelque chose de ces questions. En arrivant au Centre Pompidou, au début des années 2000, j’ai donc proposé des sujets d’exposition sur des artistes femmes et sur l’art féministe, mais ces projets ont été montés ailleurs, à l’étranger, à l’instar de l’exposition américaine « Wack! Art and the Feminist Revolution », dont la commissaire était Cornelia Butler. À l’époque, j’étais considérée comme la « conservatrice féministe » du musée, ce qui n’était pas très bien vu. Je proposais d’acquérir des œuvres d’artistes femmes, notamment au groupe des « amis américains du Centre Pompidou », dont j’étais la responsable. Lorsque, en 2008, j’ai proposé à Alfred Pacquement [le directeur du Mnam] un projet d’accrochage des collections du Centre uniquement centré sur les femmes, j’avais donc soigneusement préparé le terrain.
Si j’étais déjà persuadée du nombre et de la qualité du travail des artistes femmes, je n’avais pas mesuré la difficulté à travailler sur ce domaine en raison de l’absence de sources d’informations. On ne connaissait ni la vie ni l’œuvre des artistes ; nous avions même des difficultés à les replacer dans l’histoire des mouvements esthétiques. Nous avons donc monté des ateliers de réflexion, avec Cécile Debray, Quentin Bajac, Valérie Guillaume, Emma Lavigne, etc., y compris pour nommer les salles ! Cette expérience, qui m’a fait accumuler des questions sans réponses, m’a donné l’envie de poursuivre ces recherches spécifiques et de créer ensuite, en 2014, l’association AWARE (Archives of Woman Artists, Research and Exhibitions), qui a l’ambition de réécrire l’histoire de l’art de manière paritaire.
Avec leurs gender studies, les États-Unis étaient bien entendu en avance sur le monde ; l’Allemagne avait également cette typologie de recherche, comme, à un moment, l’Espagne… Mais j’estime qu’aujourd’hui, avec AWARE, nous avons rattrapé, voire dépassé, notre retard – même si ce n’est pas une compétition – sur les autres pays. Ce qui était à l’époque de l’ordre de projets personnels est aujourd’hui devenu plus admis. Au départ, « elles@centrepompidou » a été très critiqué en France : par les critiques, les artistes… Dans le même temps, le Los Angeles Times réservait une page entière à l’exposition. Barack Obama y était même venu passer une heure, ce qui revenait à une validation personnelle et politique du projet que je n’avais pas encore en France, sauf de la part du public (2,5 millions visiteurs). Aujourd’hui, plus personne ne se fait attaquer pour une exposition sur une artiste femme. Comme plus personne n’oserait critiquer quelqu’un qui travaillerait sur le sujet…
J’ai remarqué que pour les médiums les plus récents, comme la photographie, la vidéo et la performance – autant de techniques non académiques dans lesquelles les femmes se sont senties moins dominées par les hommes –, les femmes ont été globalement plus reconnues qu’ailleurs. Sur le plan chronologique, je dirais que l’histoire est faite de vagues, durant lesquelles les artistes femmes ont été plus ou moins reconnues, avant d’être de nouveau oubliées. À la fin du XVIIIe siècle, par exemple, peu avant la Révolution, les femmes ont connu ce qu’une historienne appelle une « parenthèse enchantée » durant laquelle la reconnaissance des artistes, comme des autrices ou des philosophes, a été assez importante. Le très conservateur XIXe siècle les a ensuite de nouveau écrasées. Durant les Années folles, les années 1920, les femmes sont redevenues visibles, y compris dans l’art, notamment à Paris. Mais dans les années 1930, avec la crise économique et sociale, les femmes disparaissent de nouveau… L’histoire de ces vagues reste à écrire.
Le combat n’est pas gagné. Des études statistiques récentes, aux États-Unis et en Angleterre, montrent que la présence des femmes dans les collections des musées bouge peu. Pourquoi ? Tout simplement parce que les musées ont beaucoup de retard. Les informations sur les artistes femmes sont difficiles à trouver… Et plus vous remontez dans le temps, plus les sources sont inexistantes. Or, quand un conservateur ou une conservatrice présente un dossier d’acquisition dans un musée, il ou elle doit le documenter avant de le défendre. Plus il y aura d’informations, plus ces artistes prendront de la valeur. L’information crée de la valeur. Sur le site Internet d’AWARE, nous avons publié presque sept cents fiches d’artistes. Mais j’ai encore sous le coude une liste de mille noms, que je ne peux pas publier faute de moyens. Parallèlement, nous sommes en train de remonter la pente sur l’Afrique avec un comité d’experts international. Je souhaite également créer des comités pour l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est et travailler sur la première moitié du XXe siècle pour les artistes afro-américaines. Il reste encore beaucoup d’« angles morts » !
La relecture de l’histoire de la photographie à travers sa contribution féminine reconfigure totalement le paysage convenu. En particulier pour la période qui va de l’invention du médium au début du XXe. Il est désormais entendu que dès ses débuts, la photographie fut aussi une affaire de femmes. Comme il est entendu qu’elle ne fut pas davantage l’apanage des seules Britanniques Anna Atkins, Julia Margaret Cameron et Lady Hawarden, ni des Américaines Gertrude Käsebier, Anne Brigman et Frances Benjamin Johnston. En 2015 aux musées d’Orsay et de l’Orangerie, l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? » a bouleversé la donne sur ce qui était communément écrit sur la photographie française des années 1839-1919. L’exposition et le catalogue ont mis en lumière des photographes comme Amélie Saguez, Céline Laguarde, Jenny de Vasson ou Mme Breton, et rappelé les contributions majeures de Geneviève Disdéri ou Sophie Macaire dans le développement des ateliers photographiques de leur époux ou de leur père. Le peu de considération apportée jusque-là à leurs travaux et à leurs contributions au développement du médium est à rechercher du côté des structurations sociales, différentes d’un pays à un autre. La parution en novembre 2020 de l’ouvrage Une histoire mondiale des femmes photographes [éditions Textuel] a élargi dans ce sens la vision à d’autres pays comme l’Islande, le Monténégro ou le Mexique.
Christine Coste
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Camille Morineau : plus personne ne se fait attaquer pour une exposition sur une artiste femme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Camille Morineau : Plus personne ne se fait attaquer pour une exposition sur une artiste femme