De plus en plus ouvert vers la ville et vers tous les publics, le musée, longtemps haut lieu de la liberté, doit faire face aux pressions venues de l’extérieur, n’hésitant pas, parfois, à s’autocensurer pour éviter le scandale et ne pas faire fuir les mécènes.
Représentation des femmes, des minorités, des religions, des enfants et, même, des animaux… les sujets que le musée ne peut plus traiter sereinement se multiplient dangereusement. Depuis l’an 2000, les controverses et tentatives de censure ont littéralement explosé à travers le monde, contraignant inexorablement les centres d’art et les musées à restreindre leur liberté d’expression. Élément nouveau, ce phénomène ne concerne en effet plus exclusivement la création contemporaine, mais aussi la sphère patrimoniale. Par ailleurs, les revendications n’émanent plus uniquement de ligues de vertu traditionnelles, mais également d’associations et de mouvances classées d’ordinaire dans le camp des progressistes, comme l’écologie, le féminisme et l’antiracisme. Des réseaux, toujours plus influents et structurés, qui trouvent une caisse de résonance inédite grâce à Internet. Comme l’a illustré de manière éclatante la censure de trois œuvres mettant en scène des animaux au sein de l’exposition « L’Art et la Chine après 1989 : théâtre du monde ». En 2017, le Musée Guggenheim de New York a cédé face aux menaces et à l’ampleur de la contestation. Une pétition lancée à son encontre, dénonçant la cruauté animale, ayant recueilli 700 000 signatures !
Pour éviter ce type de raz-de-marée, catastrophique en termes d’image, les institutions pratiquent toujours plus l’autocensure, en écartant les œuvres susceptibles de soulever la contestation et en affichant un discours policé. « C’est une tendance qui s’accentue clairement », confirme Noémie Drouguet, muséologue auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont Le Musée de société. De l’exposition de folklore aux enjeux contemporains [Armand Colin, 2015]. « Il y a plusieurs facteurs qui expliquent ce glissement du discours muséal vers le politiquement correct, notamment la médiatisation des musées via les réseaux sociaux. Cette visibilité peut en effet accroître les réactions et leur donner une ampleur incroyable. » Si, par le passé, le scandale a pu être une stratégie pour faire le buzz, il est aujourd’hui redouté par le musée, devenu entre-temps une véritable industrie culturelle. « S’il n’évite pas les sujets qui fâchent, le musée peut craindre de voir ses subventions diminuer, mais surtout de perdre du sponsoring ou du mécénat », poursuit la spécialiste. « Car aucun mécène n’a envie de ternir son image en étant mêlé à une polémique. »
Cette frilosité puise aussi ses racines dans le changement de statut du musée. Hier lieu confidentiel, il jouissait d’une liberté à peu près totale. Depuis, les impératifs de démocratisation culturelle ont profondément modifié sa marge de manœuvre. Ce qui ne s’adressait qu’à une infime fraction de la population doit désormais être visible et acceptable par tous. « Dans la mesure où le musée devient un média, il est finalement soumis aux mêmes pressions et contraintes que les autres médias, notamment la nécessité de mesurer les conditions de son langage », analyse Paul Rasse, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Nice Sophia – Antipolis, auteur du livre Le Musée réinventé [CNRS Éditions, 2017]. « Pendant longtemps, le musée était pensé comme un lieu conservateur destiné aux artistes et aux scientifiques. Ce qui l’a conduit à tomber en désuétude car il avait perdu sa justification politique. Pour assurer sa survie, il s’est réinventé en devenant un lieu de communication et d’accueil massif du public. » La profonde redéfinition du musée, son ouverture sans précédent, mais aussi la diversification de ses missions ont évidemment modifié la teneur de ce qu’il peut dire et montrer. Son exposition massive et son rôle d’agora expliquent d’ailleurs qu’il soit choisi comme vecteur de revendications en tous genres.;
Les sujets d’actualité brûlants défraient ainsi de plus en plus la vie du musée. Dans le sillage de l’affaire Weinstein, et de la mise en accusation de personnalités artistiques pour des faits de harcèlement ou d’agression sexuelles, la question de la femme s’est ainsi largement invitée au musée. En février, l’Art Gallery de Manchester a par exemple temporairement décroché un tableau de Waterhouse, Hylas et les Nymphes (1896), pour éviter d’alimenter le débat sur les stéréotypes misogynes. La démarche a engendré des centaines de réactions, y compris de nombreux commentaires s’inquiétant de cette volonté de juger le passé et de l’incursion de la morale dans l’art. Il faut dire que l’initiative arrivait après plusieurs événements très médiatisés, dont le report sine die des expositions consacrées à Chuck Close et Thomas Roma à la National Gallery of Art de Washington (NGA). Des manifestations déprogrammées, non pas en raison de leur contenu, mais à cause de soupçons pesant sur leurs auteurs, tous deux ayant été accusés de comportements sexuels inappropriés.
Cet ukase a créé une onde de choc, et plusieurs établissements conservant des œuvres des artistes incriminés ont pris publiquement position sur le fait de continuer ou non à les présenter. La décision de la NGA, prise en raison d’un climat électrique, a fait couler beaucoup d’encre, car le musée a non seulement fait fi de la présomption d’innocence, mais a surtout refusé de faire la distinction entre l’artiste et l’œuvre. Ouvrant un potentiel boulevard à toutes sortes de revendications similaires. D’autant que, quelques semaines auparavant, un autre artiste controversé était mis à l’index par des pétitionnaires. Mia Merril, qui a expliqué inscrire son action dans le sillage #metoo, a solennellement demandé au Metropolitan Museum de décrocher le tableau Thérèse rêvant, peint par Balthus en 1938. En trois jours, elle a récolté les suffrages de sept mille personnes choquées par cette peinture montrant une adolescente endormie, dévoilant sa culotte. Le musée a tenu bon, ce qui n’allait pas forcément de soi, car, en 2014, le Musée Folkwang en Allemagne avait annulé une exposition dédiée à Balthus, de peur d’être poursuivi pour incitation à la pédophilie. Le directeur du Met, Daniel Weiss, a expliqué sa position au Journal des Arts [groupe Artclair] : « Tout ce qui se trouve dans ce musée n’est pas destiné à complaire aux visiteurs. L’art, d’ailleurs, n’est pas nécessairement censé mettre les gens à l’aise. »
Depuis une quinzaine d’années et la déferlante d’affaires sordides de pédophilie, l’érotisation de l’enfant est un effet devenu le tabou ultime et de nombreuses œuvres jugées problématiques ne sont plus exposées. Plus largement, les mentalités ont drastiquement changé sur ce qu’il est souhaitable de montrer. Les sujets sensibles, touchant notamment aux communautés religieuses ou ethniques, suscitent par exemple de plus en plus de réactions épidermiques. L’année dernière le Whitney Museum a ainsi été secoué par le scandale orchestré autour du tableau Open Casket de Dana Schutz, inspiré de la mort tragique d’un jeune Noir pendant la ségrégation. Le musée n’a pas cédé aux demandes de boycottage, et même de destruction, de l’œuvre, malgré un climat houleux. Un épisode qui rappelait la réception à couteaux tirés d’Exhibit B, la performance de Brett Bailey évoquant les zoos humains.
En 2014, des activistes avaient tenté de manière assez violente d’empêcher sa présentation à Saint-Denis et à Paris. Si la création actuelle est essentiellement exposée à ce genre de revendications et mobilisations, la réflexion sur ce qui encore montrable, ou non, touche de plus en plus la production ancienne. À commencer par les pièces renvoyant au passé encombrant, et non résolu, des anciennes puissances coloniales. « Le cas des têtes maories est emblématique de l’évolution de notre regard sur ces collections », remarque Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, qui a rendu une tête en 2012. « Il y a encore peu, elles étaient exposées comme des pièces d’ethnologie et personne ne trouvait à redire. À partir du moment où les populations de Nouvelle-Zélande ont revendiqué le rapatriement des restes de leurs ancêtres, les mentalités ont changé. » En une décennie de nombreux pays qui conservaient ce type de collections, dont la France, ont en effet procédé à des restitutions. « Il y a des choses qui étaient légales ou tolérées auparavant et qui ne le sont plus », poursuit Nathalie Bondil. « Ce n’est pas être politiquement correct que de tenir compte de l’évolution de nos sociétés et des mentalités. Je pense que le musée a une exigence de contemporanéité, il faut qu’il soit un vecteur de progrès social. »
En marge de ces pièces, éminemment sensibles, on s’aperçoit que tout ce qui touche de près ou de loin au passé colonial est devenu un terrain miné et suscite une volonté prégnante d’occultation, comme en témoigne le destin du Musée des colonies. « Aujourd’hui, nous sommes très chatouilleux sur la question du communautaire, de ce qui touche à l’identité de minorités », observe Noémie Drouguet. « Or, plutôt que d’occulter le débat, ce qui est intéressant, c’est justement de l’amener dans le musée. Aujourd’hui, j’ai l’impression que certains musées ne jouent peut-être pas leur rôle, car ils esquivent un peu trop facilement les sujets qui fâchent. » Le désir de ne heurter personne est en effet une préoccupation croissante dans la politique des musées, qui va de pair avec une ambition nouvelle de l’institution : être un acteur de la cohésion sociale et du vivre ensemble. Ce contexte explique notamment le discours terriblement consensuel, voire bien-pensant, de certains nouveaux musées, notamment de sciences et de société.
À l’instar du Mucem, du Musée de l’homme ou encore du Musée national de l’histoire de l’immigration, où certains éléments pouvant susciter le débat ont été estompés, et où l’accent a été largement mis sur des valeurs dans l’air du temps, comme la diversité. Le summum de cette stratégie a été l’annonce en 2015 du Rijksmuseum, le « Louvre néerlandais », de rebaptiser les œuvres au titre à connotation raciste, mais aussi potentiellement discriminatoire, comme l’adjectif « nain ». Cette décision, fustigée par certains comme le comble du politiquement correct, a toutefois été soutenue par l’International Council of Museums (Icom) et a fait des émules, notamment au Danemark. Le présentisme, cette tendance qui consiste à juger le patrimoine et l’histoire à l’aune des valeurs contemporaines, est en effet une crainte de plus en plus forte.
L’accrochage thématique sur l’orientalisme que propose actuellement le Musée Delacroix avec la Fondation Lilian Thuram pour l’éducation contre le racisme s’est par exemple attiré les foudres de nombreux observateurs qui ont pointé une vision anachronique et militante et des raccourcis historiques. « Évidemment, il n’a jamais été question de dire que Delacroix est raciste, mais de montrer que les œuvres orientalistes ont véhiculé des stéréotypes, dont certains ayant encore cours aujourd’hui, en apportant d’autres regards que celui de l’histoire de l’art », explique la directrice du musée, Dominique de Font-Réaulx. « Pour qu’il s’adresse à un large public, il est important que le musée n’apparaisse pas comme un sanctuaire renfermant des œuvres mortes, dans lequel il y a une parole unique que l’on ne pourrait contester, mais que ce soit au contraire un lieu d’échange, qui représente notre société. » Ce climat électrique a au moins une vertu : rendre aux œuvres anciennes leur actualité, voire leur pouvoir de subversion arasé par leur muséification.
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Les musées au défi de la société
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Les musées au défi de la société