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Les musées français mettent enfin le postcolonialisme à leur ordre du jour

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 2018 - 1647 mots

FRANCE

Portés par un nombre croissant d’études universitaires, de plus en plus de musées concernés commencent à modifier la présentation de leurs collections d’œuvres d’art acquises ou produites dans le contexte colonial.

Vue de l'exposition "Peintures des lointains - la collection du Musée du Quai Branly - Jacques Chirac"
Vue de l'exposition "Peintures des lointains - la collection du Musée du Quai Branly - Jacques Chirac"
Photo Gautier Deblonde
© Musée du Quai Branly - Jacques Chirac

Apparues dans les années 1970 dans le sillage des mouvements de décolonisation, les études postcoloniales ne constituent pas une discipline, mais un ensemble d’outils conceptuels. Selon les chercheurs Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, ce courant de pensée peut se définir comme « un ensemble de recherches visant à rompre avec les chronologies fondées sur l’histoire politique, en contestant la rupture des décolonisations ». Largement diffusées dans les universités et musées anglo-saxons, où elles sont souvent politisées (Black Power, droits des minorités), ces études ont pénétré plus lentement les milieux culturels français : depuis 2005 pourtant les historiens d’art et les conservateurs se sont emparés de ces thématiques. Des expositions temporaires comme « Made in Algeria » au MuCEM en 2016 ou « Bons baisers des colonies » à Arles en 2014 viennent de cette mouvance postcoloniale.

Pour les historiens d’art l’apport de ces études pousse à remettre en cause la place des œuvres produites ou acquises en contexte colonial dans l’histoire officielle des arts. Mercedes Volait, directrice de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), précise qu’il ne s’agit pas simplement « de relire les œuvres du contexte colonial d’un point de vue critique, mais de se décentrer, de sortir du modèle culturel français ». Selon Anne Lafont, directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « il faut interroger le processus de la colonisation au-delà du colonialisme au sens strict ». Elle note des changements depuis 2005 dans les recherches sur la culture visuelle et donne comme exemple des recherches sur le corps noir dans l’art ou les collections muséales d’époque coloniale : des sujets liés à l’Afrique et aux Caraïbes plus qu’à l’Asie, qui attire moins les universitaires. Elle insiste sur la nécessité de se demander « dans quelle mesure les méthodologies actuelles réitèrent les modèles de domination du passé » sur les cultures non occidentales. Elle conclut sur le rôle fondamental des conservateurs, car « la restitution publique de l’histoire de l’art se fait dans les expositions ».

Les musées français dont les collections touchent à la période coloniale l’ont bien compris, et ils font aussi appel à des commissaires externes. Ainsi le Musée Delacroix a-t-il confié l’accrochage en février 2018 à Françoise Vergès (Maison des sciences de l’homme) et à l’ex-footballeur Lilian Thuram, dont la fondation lutte contre le racisme et la xénophobie : les deux commissaires ont rédigé des cartels qui soulignaient le regard colonial porté sur la culture du Maghreb dans les œuvres orientalistes du peintre. Dominique de Font-Réaulx, directrice du musée, précise que « l’histoire de l’art aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a dix ans, il faut revenir sur des problématiques contemporaines ». Elle note par exemple que sur le thème des odalisques orientales ce sont Françoise Vergès et Lilian Thuram qui ont permis de « redécouvrir des œuvres dans les collections » et de les remettre en contexte colonial : les femmes arabes faisaient fantasmer les Européens, et les peintres orientalistes ont contribué à perpétuer ce fantasme. Elle se félicite que les visites guidées aient été l’occasion de « débats avec le public », ce qui prouve que ces thématiques résonnent dans la société contemporaine.

Une relecture contemporaine

Au-delà de l’Orientalisme, ce sont toutes les collections d’œuvres produites en contexte colonial qui nécessitent une relecture, comme le montre l’exposition « Peintures des Lointains » au Musée du quai Branly. Cette collection issue de l’ancien Musée colonial de la Porte Dorée et de l’Exposition Coloniale de 1931 à Paris illustre le regard biaisé des peintres sur les colonies et les cultures indigènes, ainsi qu’une forme de propagande officielle en faveur de la colonisation. La conservatrice Sarah Ligner en est la commissaire, et elle signale d’emblée ce biais : « cette collection illustre la construction d’un imaginaire exotique ». À l’époque, les peintres bénéficiaient d’un réseau d’organisations et d’institutions pour faire des séjours dans les colonies, comme les missions des Beaux-Arts de Paris, la Société des peintres orientalistes ou la Société coloniale des artistes français : selon Sarah Ligner « le but était d’envoyer des artistes sur place pour en rapporter de belles images », destinées à diffuser une idée positive de la colonisation face à des cultures « primitives ». D’où l’attrait des peintres pour le pittoresque : les tableaux exposés fourmillent de motifs devenus stéréotypes, comme les Bédouins dans le désert (Charles Théodore Frère) ou les bons sauvages en Afrique (Louis Robert Bâte).

Il s’agissait aussi de promouvoir les bienfaits de la colonisation, à travers des portraits d’explorateurs européens comme Savorgnan de Brazza, et des portraits d’administrateurs coloniaux au milieu des indigènes (tableaux de André Herviault) : Sarah Ligner souligne « un certain paternalisme dans ces représentations, comme s’il fallait dénigrer l’autre ». Cet autre justement, où se situe-t-il dans ces œuvres coloniales ? Si certains peintres se sont intéressés par le portrait à des populations locales en Afrique ou en Asie, cet intérêt se rattachait à la mode de l’ethnographie de la fin du XIXe siècle : d’après la commissaire, il faut s’interroger sur « le degré de réalisme dans ces tableaux et le souci d’exactitude des peintres souvent fascinés par le goût du beau ». Les tableaux trahissent l’attirance des peintres pour les « types » humains, une attitude caractéristique du colonialisme.

Cette collection mal connue soulève donc des questions cruciales pour une relecture postcoloniale de l’histoire de l’art, notamment le rôle joué par les Beaux-Arts dans la promotion du colonialisme. Ce sont pourtant les collections ethnographiques issues des collectes coloniales du XIXe siècle qui suscitent le plus de débat dans les milieux postcoloniaux et dans les musées. En France, le Musée du quai Branly héberge la plus large collection d’objets ethnographiques coloniaux, héritée de plusieurs collections dont celle du Musée de l’Homme. La conservatrice en charge de l’Afrique Hélène Joubert rappelle qu’à l’époque coloniale : « il manquait la localisation précise de l’objet, le nom de son producteur, celui de son propriétaire, les conditions d’acquisition, et son parcours en Occident ». Pendant la mission Dakar-Djibouti (1931-1932), dont tous les objets collectés sont conservés au Musée « il s’agissait de mettre les espaces culturels d’Afrique en boîte, c’est-à-dire en vitrine, de manière fragmentée et simplifiée ». Le musée propose une scénographie qui rompt en partie avec cet esprit, et privilégie une vision globale des cultures africaines : mais la répartition géographique héritée de la période coloniale a été conservée. Selon la conservatrice cette répartition relève de « la nécessité pour les visiteurs de s’orienter, mais le parcours est un espace ouvert entre zones géographiques, ce n’est pas un regroupement par populations ou un étiquetage ethnique ». Elle souligne que les choix ont visé à « atténuer la notion de frontière nationale héritée de la colonisation ».

Des approches différentes qui s’appuient sur la scénographie

La scénographie permet aussi de réintégrer l’Afrique dans l’histoire mondiale grâce à des vitrines archéologiques qui présentent des objets du Ier millénaire avant l’ère chrétienne. Les usages religieux de certains objets invitent à la prudence dans la scénographie, car c’est un point sensible : selon Hélène Joubert, « si dans la culture d’origine les objets ne sont pas visibles pour les non-initiés, la muséographie reproduit les conditions du sanctuaire », soit une pièce dans la pénombre.

Reste la question du regard esthétisant porté par les experts et collectionneurs européens sur les objets africains, une question préfigurée au pavillon des Sessions du Louvre avant l’ouverture du Quai Branly, puisque les objets non européens commençaient à intégrer l’histoire mondiale des arts. Pour Hélène Joubert « c’est une approche d’historiens de l’art, donc on ne cherche pas à reconstituer le contexte autour de l’objet, mais on évalue les objets selon des critères d’excellence artistique et de valeur historique ». Plusieurs vitrines du musée montrent ainsi l’évolution de la statuaire d’Afrique de l’ouest selon ces critères stylistiques. La scénographie du quai Branly cherche donc un équilibre entre une histoire coloniale prégnante et un regard débarrassé des préjugés de cette même époque, sans renier son identité de musée ethnographique : une tâche ardue pour les conservateurs.

Au Musée des Confluences de Lyon, l’approche a été différente, car il s’agit d’un « musée de civilisation », selon sa directrice Hélène Lafont-Couturier, et non d’un musée ethnographique : le musée possède pourtant des milliers d’objets africains d’époque coloniale en plus de collections de spécimens zoologiques et minéralogiques. La conservatrice Afrique Marie Perrier rappelle que « l’ouverture du Quai Branly a tout changé pour les jeunes conservateurs »à l’époque. Elle définit son rôle de conservatrice en utilisant la notion de « biographie d’objet » soit les noms du fabricant, de l’utilisateur, de l’intermédiaire ou du collecteur, et des conservateurs qui ont eu l’objet en main : cette biographie n’était pas toujours complète dans les anciens musées. Au Musée des Confluences, les objets africains ne proviennent pas de missions ethnographiques, mais « ils ont été achetés par des missionnaires de l’Œuvre pontificale », ce qui le différencie du Musée du quai Branly : Marie Perrier estime que le musée doit néanmoins « décoloniser ses collections » dans ses pratiques muséographiques et sa scénographie.

Côté scénographie, le responsable des expositions Christian Sermet résume la démarche du musée : « ici on construit un discours avant de choisir des objets dans les collections ». Ce discours concerne toutes les zones géographiques et privilégie des thèmes transversaux : sociétés, éternité. Dans la partie « Se confronter », des boucliers africains voisinent donc avec des costumes de samouraïs, mais ils sont présentés comme des sculptures sur socle, accompagnés de cartels très précis : l’aspect esthétique des objets reste visible. Une autre section consacrée aux ancêtres présente des statues et masques africains, et Christian Sermet rappelle les règles de scénographie : « construction du discours, composition esthétique, spatialisation mais pas de carte de géographie car le public doit s’approprier des références à portée universelle ». Une approche contemporaine donc, débarrassée des héritages coloniaux.

Si les initiatives restent parfois timides, les musées français s’engagent enfin dans une relecture plus ou moins postcoloniale de leurs collections s’ouvrant ainsi à de nouveaux horizons.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Les musées français mettent enfin le postcolonialisme à leur ordre du jour

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