BERLIN / ALLEMAGNE
Plus resserrée cette année, la manifestation se défend de toute idéologie postcolonialiste. Ses cinq commissaires afro-américains revendiquent un art engagé qui s’affranchit des étiquettes.
Berlin. S’il est un pays conscient de son devoir de mémoire, il s’agit bien de l’Allemagne. Surmonter le passé en se le remémorant, le travaillant, le débattant sans cesse. Le processus a débuté après le nationalisme-socialisme, il se poursuit au fur et à mesure que les archives de la Stasi, police secrète de l’ex-Allemagne de l’Est, livrent leurs secrets. Mais il reste un terrain en friche : le passé colonial. Le travail à effectuer est apparu dans toute son ampleur avec la construction du Humboldt-Forum, centre culturel qui hébergera les collections extra-Européennes des musées étatiques de Berlin. Les débats font rage sur la manière de présenter les œuvres et sur la nécessité d’établir la provenance des artefacts, voire de les restituer. Débats que l’ancien directeur du British Museum et actuel directeur fondateur du Humboldt-Forum, Neil MacGregor, n’a pas réussi à apaiser.
Dans ce contexte, la 10e édition de la Biennale de Berlin était très attendue par la presse allemande. La commissaire sud-africaine Gabi Ngcobo, qui s’est entourée d’une équipe de commissaires d’origine africaine et afro-caribéenne, préparerait-elle une Biennale post-coloniale ? Lors de la dernière édition, en 2016, le jeune collectif new-yorkais DIS s’était montré peu enclin à porter l’étendard de la génération post-Internet à laquelle il appartient. De la même manière, Gabi Ngcobo l’a répété à l’envi avant l’événement, ce n’est pas sa responsabilité d’offrir une Biennale post-coloniale. « Comme nous ne sommes pas blancs, beaucoup pensent que notre mission est de décoloniser Berlin », a-t-elle ainsi déclaré au magazine allemand Monopol. Selon la commissaire, la tâche relève de la responsabilité de chacun. Il y a eu d’intenses réactions à l’annonce de la nomination des cinq « commissaires “afro” », rapporte Yvette Mutumba, co-commissaire. « Mais il est important de souligner qu’être noir n’est pas notre [domaine] d’expertise. […] Nous sommes tous des curateurs expérimentés », a-t-elle déclaré sur les ondes de la Deutsche Welle. Afin d’échapper au label post-colonial, les commissaires ont soigneusement évité d’utiliser ce mot, ainsi que ceux de « colonialisme », « Afrique », « diversité ». La Biennale s’attache à explorer les psychoses collectives et les anxiétés subjectives.
Comme la Documenta l’an passé, la Biennale de Berlin expose en grande majorité des artistes inconnus, à quelques exceptions près, telles que l’étoile montante Oscar Murillo ou bien Lubaina Himid, qui a connu une reconnaissance tardive en recevant le Turner Prize en 2017, à l’âge de 63 ans, après que la limite d’âge du prix a été abolie. Comme à la Documenta également, les textes explicatifs sont réduits au minimum, et la Biennale va même plus loin puisqu’elle refuse de communiquer le pays d’origine des artistes. Le pays de naissance ou la nationalité ne doit pas être une grille de lecture de l’art.
Dans la vidéo Milli’s Awakening (45 min), Natasha A. Kelly interroge des femmes noires, exerçant des professions créatives, qui habitent en Allemagne. Sandrine, une jeune commissaire d’exposition, est actuellement chargée d’enquêter sur le manque de diversité dans l’industrie culturelle de la capitale allemande. Elle explique que les femmes noires sont toujours confrontées au même problème : « Il est presque impossible pour un artiste noir de faire de l’art qui ne va pas être interprété en termes d’“être noir”. » C’est vrai aussi pour les femmes. De ce point de vue, les artistes mâles et blancs produisent leur art depuis une perspective neutre, poursuit-elle. Impossible de peindre des fleurs ou un motif tout aussi innocent, renchérit une peintre. En tant que femme noire, l’art doit être politique, même si l’artiste ne l’est pas.
Les commissaires ont fait le choix d’inviter un nombre très resserré d’artistes : 46, soit moins de la moitié que lors de la dernière édition. Cela permet ainsi d’exposer des installations monumentales ou des corpus d’œuvres. Dineo Seshee Bopape propose une installation mettant en parallèle un concert de Nina Simone et la descente aux enfers d’un personnage romanesque atteint de maladie mentale. Parmi les ruines figure une vidéo tournée sur le site du bois de Vincennes, qui a hébergé au XVIIIe siècle un zoo humain [Exposition coloniale internationale, 1931, NDLR]. La peinture fait son retour à la Biennale, avec en particulier Thierry Oussou.
Après la « super-année de l’art » en 2017 et les méga-expositions qui ont vu défiler les amateurs de Venise à Cassel en passant par Münster et Athènes, la Biennale de Berlin, en se concentrant sur un nombre resserré d’artistes et seulement cinq lieux d’exposition, amène une pause bienvenue. Une grande partie du budget a été consacrée à la production spécialement pour l’exposition de plus de 30 œuvres. Certes l’expérimentation est peu présente. Mais la Biennale réussit là où la Documenta a échoué l’an passé : en livrant un art engagé, mais sans didactisme, et pourvu d’une vision esthétique.
jusqu'au 9 septembre, Akademie der Künste, Hanseatenweg 10 ; HAU Hebbel am Ufer (HAU2), Hallesches Ufer 32 ; KW Institute for Contemporary Art, Auguststrasse 69 ; Volksbühne Pavilion, Rosa-Luxemburg-Platz ; ZK/U-Center for Art and Urbanistics, Siemensstrasse 27, www.berlinbiennale.de
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°505 du 6 juillet 2018, avec le titre suivant : Berlin, une Biennale postcoloniale… ou pas