PARIS
La commissaire de l’exposition « elles@centrepompidou » met depuis longtemps les femmes artistes en lumière, en particulier en documentant activement leur œuvre à travers l’association Aware.
Paris. On la rencontre dans une brasserie du quartier de l’Odéon où sont situés les bureaux de son association, Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). Elle a un bras, le droit, plâtré, en écharpe. Une mauvaise chute de cheval en juillet. S’en est suivi un été compliqué après un printemps contraint par la crise sanitaire. Pas de quoi cependant se départir de cette douceur dans la voix et dans l’expression qui lui ont valu sa réputation d’impératrice du calme. Camille Morineau en a vu d’autres. Le confinement, elle l’a mis à profit pour repenser toute l’interface du site d’Aware qui propose aujourd’hui plus de 550 notices biographiques sur des artistes femmes ; ouvrir davantage au grand public cette base de données unique en son genre ; penser de nouvelles rubriques. Quant à la rentrée, elle l’attaque avec détermination. Et une forme d’humilité. D’ailleurs, pour le carpaccio qu’elle a commandé, on va lui donner un coup de main en redécoupant les fines lanières de viande. Tout en l’invitant à revenir sur son parcours. On aimerait comprendre d’où lui vient son esprit d’indépendance.
La première fois que Camille Morineau a vécu confinée, donc, c’était de son plein gré, pour réviser des mois durant, entre les murs étroits d’une chambre de bonne parisienne, le programme très touffu du concours de l’École nationale du patrimoine, option XXe siècle. Un choix inhabituel pour une Normalienne, a priori destinée à passer l’agrégation. Mais voilà, entre la littérature, essentielle dans sa vie, et l’art, découvert dans les musées, de Vienne à Venise, la jeune Camille avait du mal à choisir. De retour d’un séjour aux États-Unis, au Williams College (Williamstown, Massachusetts), où elle enseigne le français tout en étudiant, elle prend sa décision. Ce sera l’art. Dernier obstacle surmonté, l’épreuve de spécialité du concours, dont le sujet imposé est : « Picasso dans son siècle ». Problème, la bûcheuse a, faute de temps, fait l’impasse sur le peintre espagnol. Elle remet pourtant en six heures une rédaction aussi brillante que… détachée.
Son premier stage, elle le fait au Musée d’art moderne de Saint-Étienne, sous la houlette bienveillante de Bernard Ceysson. Ce « génie de l’accrochage » lui confiera plus tard le co-commissariat avec Éric de Chassey d’une exposition sur le retour de l’abstraction [« Abstractions, abstractions »]. Camille Morineau voyage, travaille d’arrache-pied, a le sentiment d’avoir trouvé sa voie. Celle-ci ne se précise réellement que quelques années plus tard. La jeune conservatrice a obtenu en 1993 un premier poste au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, alors dirigé avec autorité par Suzanne Pagé. Dix ans s’écoulent, elle est nommée conservatrice aux Collections contemporaines, au Centre Pompidou-Musée national d’art moderne : le monde s’ouvre à nouveau. Elle explore le territoire chinois pour l’exposition « Nouvelles vagues : un point de vue sur l’art contemporain français » qui se tient à Shanghaï, Canton et Pékin. Se fait remarquer pour le commissariat de l’exposition « Yves Klein » [2006], peu après s’être plongée dans les collections permanentes à l’occasion de leur accrochage thématique « Big Bang. Destruction et création dans l’art du XXe siècle » [2005], dont elle est co-commissaire.
Là, elle voit ce que personne n’avait vraiment vu avant elle : l’absence des artistes femmes. Le féminisme n’est pas encore à la mode, mais la sensibilité de la conservatrice a été aiguisée par ses lectures de Marguerite Duras et Virginia Woolf. Peut-être aussi par son expérience des gender studies [études de genre] américaines. Et puis, sa mère, ingénieure, ne lui disait-elle pas, enfant, que les femmes devaient travailler deux fois plus que les hommes pour réussir ? Quoi qu’il en soit, c’est à partir de ce constat d’invisibilité que Camille Morineau conçoit le projet de l’exposition « elles@centrepompidou ».« Cela a agi comme un révélateur en faisant émerger des noms d’artistes qui n’étaient que des numéros d’inventaire », résume Bruno Racine, ancien président du Centre et actuel trésorier, à titre amical, d’Aware. Le parti pris, un accrochage des collections qui met en lumière, de 2009 à 2011, les délaissées de l’histoire de l’art, est courageux de la part de la direction. « Mais il a quand même fallu livrer un combat avec l’équipe des conservateurs », rappelle la directrice du Musée de l’Orangerie, Cécile Debray, à l’époque en poste au Centre Pompidou et actuelle présidente d’Aware. « Les noms d’oiseaux volaient bas en réunion. Camille était très ferme. » Malgré les insomnies… Car il faut un certain cran pour décrocher, serait-ce à titre provisoire, les grandes figures de l’art contemporain afin de les remplacer par de quasi-inconnues, telles Lee Bontecou ou Alina Szapocznikow. Certaines, comme Lygia Clark, verront, le temps de ce qui est devenu une exposition de référence, leur cote augmenter de façon exponentielle.
C’est le credo de Camille Morineau : l’information crée de la valeur. « Je l’ai bien vu en travaillant sur les monographies de Klein, de Roy Lichtenstein ou de Gerhard Richter ; l’œuvre de ces artistes parmi les plus importants de leur siècle est extrêmement documentée. » Cette révélation va orienter la carrière de l’historienne de l’art, qui n’imagine plus continuer « comme avant » et se sent, en quelque sorte, missionnée. Signe que son chemin a croisé celui de l’Histoire avec un grand « H » ? Elle joue en tout cas le guide lors d’une visite impromptue de Barack Obama au Centre Pompidou. Le charismatique président américain ne rencontrera pas son homologue français lors de ce passage à Paris. Mais il consacrera près d’une heure à arpenter les salles du musée au côté de la commissaire d’exposition, un peu éberluée.
Si Camille Morineau décide, au bout de dix ans, de quitter le Centre Pompidou avec pour seul viatique le commissariat d’une exposition de Niki de Saint Phalle au Grand Palais, c’est pour continuer d’écrire, de réécrire l’histoire de l’art à travers le prisme du féminin. Choisie par Alfred Pacquement, elle part peu après lui et crée Aware au printemps 2014, avec un groupe de copines, les mêmes que celles avec lesquelles il lui arrive de communier le dimanche « autour d’une coupette de champagne, parce qu’on trouve que c’est un jour triste ».
Camille Morineau a le sens de l’amitié. Son réseau l’a aidée, à l’instar de Marin Karmitz, rencontré lors de l’exposition « Yves Klein », dont il était prêteur. Soutenue aussi, lorsque la fondatrice d’Aware, qui est alors veuve, mère de deux enfants et commissaire indépendante, cherche des financements pour son projet scientifique. C’est Floriane de Saint-Pierre qui lui présentera les gens du Chanel Fund for Women in the Arts and Culture – qui devient le mécène principal d’Aware, lui permettant, au fil des ans, de constituer une équipe de six personnes. « Elle marche en tête », souligne Bruno Racine. Et donne envie de la suivre. On s’étonne que cette personnalité indépendante, certes, mais aussi fédératrice, n’ait pas rallié un musée ou une fondation. Échaudée, peut-être, par son expérience à la Monnaie de Paris, dont elle fut directrice des collections et des expositions avant d’être remerciée au motif d’un changement de stratégie. Désireuse, surtout, de trouver une institution prête à accueillir son projet pour continuer à le développer. « Aujourd’hui, il lui faudrait un lieu pour Aware, pour pouvoir y monter des expositions », lance Cécile Debray. En France… ou ailleurs.
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Camille Morineau, une conservatrice pionnière
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Camille Morineau Une conservatrice pionnière