La réhabilitation des mal-aimés

« Le génie est mort : vive le génie de l’humanité ! » Dans son essai Fureur divine, l’historien Darrin M. McMahon dresse en 2016 une histoire du génie humain. Son constat est sans appel : le génie moderne est né au XVIIIe siècle pour se finir au XXe siècle, avec l’inventeur de la théorie de la relativité. « Einstein, le “génie des génies”, fut le dernier titan », écrit le chercheur américain. Transposé à la création, Picasso serait-il donc le dernier des géants de l’histoire de l’art ? Ceci pourrait expliquer pourquoi on réhabilite aujourd’hui l’œuvre de ceux que l’histoire a pourtant longtemps tenus à l’écart. À l’instar de… Bernard Buffet !

En 2016, le peintre « misérabiliste » est l’anti-héros de la programmation du Musée d’art moderne de Paris. « Si ce musée possède une tradition, c’est bien de rompre régulièrement avec le consensus », écrit alors un Fabrice Hergott lucide. Et pour cause : si peu d’artistes furent autant sous les feux de la rampe que Buffet, peu ont également connu une chute aussi vertigineuse. « Il ne faut pas oublier qu’à trente ans d’ici, il y avait chez beaucoup de conservateurs de musées une petite case péjorative où l’on rangeait le nom de “Bernard Buffet”. Pas question de s’intéresser, d’aller voir et encore moins d’imaginer exposer le moindre de ses tableaux ! », rappelle alors le directeur de l’institution, qui ajoute : « Le temps agit sur la perception. Il n’est pas nécessaire d’être un grand lecteur de Proust pour savoir que les apparences dissimulent souvent le contraire. »

L’histoire est ainsi faite, d’anathèmes et de réhabilitations. Un autre artiste voit actuellement le regard porté sur son œuvre évoluer aujourd’hui : Amedeo Modigliani. La récente monographie que lui a consacrée Thierry Dufrêne chez Citadelles & Mazenod, comme l’exposition qui se prépare au LaM après plusieurs années d’analyses scientifiques de ses tableaux (« Les secrets de Modigliani », à partir du 19 février), n’ont en effet pas d’autre ambition que de replacer « Modi » dans l’histoire de la modernité. Le peintre et sculpteur ne fut pas l’inlassable copieur de lui-même, nous dit Dufrêne, mais l’un des grands éclaireurs de l’avant-garde, avec Picasso, Braque…, déconstruisant au passage la légende de l’artiste « maudit ».

Une évolution du regard qui touche aussi les artistes vivants. En 2019, les visiteurs de la Biennale de Venise furent ainsi surpris de découvrir en ouverture de l’exposition internationale à l’Arsenal une toile de… George Condo : Double Elvis. Une provocation de la part du commissaire Ralph Rugoff ? Pas sûr, le directeur de la Hayward Gallery a par le passé présenté le travail du peintre américain, mais il sait qu’un certain penchant élitiste de l’art contemporain goûte peu les portraits cartoonesques peints « à la manière de Picasso » de Condo. De l’art de bousculer les regards…