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Trois secrets de Modigliani révélés par la science

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 7 février 2021 - 2021 mots

VILLENEUVE D'ASCQ

Pour comprendre le processus créatif et la technique de l’artiste, un projet inédit vient d’analyser en laboratoire les peintures et les sculptures de Modigliani conservées dans les collections publiques françaises, soit 10 % de la production du peintre et sculpteur.

Analyse du tableau le Nu assis à la chemise d'Amedeo Modigliani au LaM. © N. Dewitte / LaM
Analyse du Nu assis à la chemise d'Amedeo Modigliani au LaM.
© N. Dewitte / LaM

Visage ovoïde, cou interminable et yeux dépourvus de pupille : les portraits d’Amedeo Modigliani sont instantanément reconnaissables. Ces effigies de la modernité se sont rapidement hissées au rang d’icônes de la bohème parisienne et ont consacré leur auteur comme un personnage incontournable de la geste des avant-gardes. Étranger, alcoolique, pauvre, juif, mort dans la fleur de l’âge et prétendument incompris… Modigliani avait en effet tout pour endosser le costume de l’artiste maudit. Ce mythe du martyr de la modernité a fait florès et colle à la peau de celui que l’on dépeint volontiers comme un génie autodestructeur qui crée dans l’urgence et dans un état second, une bouteille dans une main et le pinceau dans l’autre. À tel point que la légende a pris le pas sur la réalité et relégué ses œuvres au rang d’illustrations biographiques.

Il s’avère que sortir de cette image pittoresque et démonter les clichés est cependant plus difficile qu’il n’y paraît. « Une des principales difficultés pour appréhender son œuvre, c’est que l’on dispose de très peu d’archives. Il n’a pratiquement pas écrit sur son travail, et ses contemporains ont laissé des témoignages écrits tardivement et souvent romancés plutôt qu’appuyés sur des faits, donc nous avons peu d’informations sur sa manière de travailler, ses pratiques d’atelier. Finalement, ses œuvres sont ses archives », résume Marie-Amélie Senot, attachée de conservation au LaM, commissaire de l’accrochage « Les secrets de Modigliani ». Pour comprendre son processus créatif et sa technique, cette dernière a donc initié un projet inédit consistant à analyser en laboratoire toutes les peintures et sculptures de l’artiste conservées dans les collections publiques françaises. Une première pour un peintre moderne. Cette analyse au long cours menée avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) a passé au crible vingt-cinq tableaux et trois sculptures, un corpus représentant 10 % de sa production et couvrant l’intégralité de sa carrière.

1. Un coloriste hors pair

Cette campagne scientifique inédite a permis de mettre en évidence des aspects inconnus, pour ne pas dire inattendus, de la pratique de Modigliani. Une des conclusions les plus saisissantes est sans conteste son talent inouï de coloriste. Les analyses de laboratoire ont en effet révélé un coloriste hors pair qui travaille patiemment à l’élaboration de ses couleurs. Alors que nombre de ses confrères de l’époque utilisaient essentiellement les couleurs directement à leur sortie du tube, ce qui était même un gage de modernité pour nombre d’avant-gardes, lui, au contraire, les mélangeait. Il les mélangeait même beaucoup afin de les enrichir et d’obtenir des effets de matière et de lumière. Ces mélanges lui permettaient notamment de gagner en profondeur. « C’est clairement la démarche d’un artiste qui se pose des questions techniques, pas du tout d’un artiste qui peint de manière impulsive, instantanée », remarque Anaïs Genty-Vincent, docteure en chimie des matériaux en charge de l’étude scientifique des œuvres de Modigliani au C2RMF. « L’analyse des coupes stratigraphiques indique que les couches picturales ne sont pas constituées d’un seul pigment, mais sont le résultat du mélange de parfois une dizaine de pigments. Même les éléments qui peuvent sembler noirs à première vue contiennent en réalité du vert, du rouge ou encore du bleu. Parfois même plusieurs types de bleu comme dans le Portrait de Paul Alexandre devant un vitrage, dont la veste contient notamment du bleu de Prusse, du bleu de cobalt et du vert émeraude. »

Amedeo Modigliani, Portrait de Jeanne Hébuterne, Musée d'Art Moderne de Troyes. Cartographie de l'oeuvre effectuée par fluorescence X, dans le cadre du projet initié par LAM.
Amedeo Modigliani, Portrait de Jeanne Hébuterne, Musée d'Art Moderne de Troyes. Cartographie de l'oeuvre effectuée par fluorescence X, dans le cadre du projet initié par LaM.
© photo : C2RMF / Vanessa Fournier

Coloriste de talent, Modigliani fait par ailleurs nettement évoluer sa palette au cours de sa carrière fulgurante, qui s’échelonne de 1906 à 1920. Durant ce court laps de temps, sa palette se restreint progressivement tout en s’éclaircissant. Ce constat n’est pas forcément évident à l’œil nu, car il utilise une grande diversité de tonalités, mais des tonalités qui sont le plus souvent dans les mêmes plages de couleurs. Cette démarche se radicalise même dans les toutes dernières années de sa vie où il utilise énormément de teintes marron, brunes ou orange en opposition avec beaucoup de tons bleu et vert clairs. Les analyses mettent aussi en évidence des aspects surprenants dévoilés uniquement par la science. « C’est un peintre qui exploite énormément le potentiel des pigments pour créer des teintes singulières. Par exemple, alors que la couleur jaune est quasi absente de ses œuvres, les analyses ont révélé qu’il intègre beaucoup de pigments jaunes, et même différents types de jaunes (ocre jaune, jaune de chrome, jaune de zinc, jaune de plomb et d’étain) mais en les mêlant à d’autres couleurs », note Anaïs Genty-Vincent. « On fait le même constat avec le blanc. Il utilise différents types de pigments blancs, notamment le blanc de plomb et le blanc de zinc, de manière concomitante dans les couches picturales. Parfois, il peint certaines zones de manière spécifique avec du blanc de zinc et d’autres zones avec du blanc de plomb pour obtenir des effets différents, notamment en jouant sur l’opacité. »

Marque des grands artistes, Modigliani parvient à donner à ce travail très élaboré une impression de facilité, une certaine désinvolture. Avec le temps et la vie matérielle des œuvres, certains effets virtuoses du peintre se sont toutefois émoussés. L’étude démontre ainsi que l’apparence de certains tableaux a considérablement changé depuis leur exécution. Notamment en raison de l’ajout de vernis. Comme la plupart des artistes de son temps, Modigliani n’appliquait pas de vernis sur ses toiles afin de conserver une plus grande variété d’effets, à commencer par la matité. Les vernis qui recouvrent ses tableaux ont donc été posés ultérieurement, sans doute par des marchands. Or, certains de ces vernis ont viré et considérablement modifié l’apparence originelle des toiles. Dans le cas du portrait de Maurice Kisling, le retrait du vernis a ainsi permis de retrouver de délicates nuances chromatiques. Tandis que l’analyse de la Tête rouge révèle qu’elle n’a pas été peinte sur un fond vert mais bleu. Son aspect actuel est donc lié au jaunissement de son vernis et non à la volonté de l’artiste de créer un puissant contraste entre deux couleurs complémentaires.

2. Un technicien pointu

« Nous voulions sortir du cliché de l’artiste maudit qui peint dans l’urgence et sous l’emprise de l’alcool et montrer, au contraire, qu’il s’agit d’un artiste qui possède une grande maîtrise technique, un peintre qui a reçu une solide formation », explique Marie-Amélie Senot. Le portrait de Modigliani que dresse l’étude scientifique apparaît ainsi presque comme l’antithèse de celui de l’artiste romantique traditionnellement véhiculé. L’analyse de ses tableaux démontre, en effet, qu’il s’agit d’un peintre rodé aux techniques classiques, possédant un geste très précis et multipliant le plus souvent les esquisses préparatoires. Très peu de dessins sous-jacents ont d’ailleurs été mis en évidence par cette campagne scientifique, ce qui signifie qu’il ne devait pas dessiner sur la toile avant de poser ses couleurs. « En revanche, il a réalisé de nombreux dessins préparatoires, ce qui veut dire qu’il avait déjà une idée très précise de sa composition en attaquant son tableau, précise Marie-Amélie Senot. Il ne travaillait donc pas dans l’impulsion, même si ses toiles semblent peintes rapidement. »

Amedeo Modigliani (1884-1920) et Jeanne Hébuterne (1898-1920) photographiés en 1915 ou 1916 par le marchand et collectionneur Paul Guillaume dans l'atelier parisien de Modigliani
Amedeo Modigliani (1884-1920) et Jeanne Hébuterne (1898-1920) photographiés en 1915 ou 1916 par le marchand et collectionneur Paul Guillaume dans l'atelier parisien de Modigliani

D’autres indices nous montrent qu’il anticipait beaucoup ses compositions, notamment son travail sur la réserve. Comme il avait une idée précise de l’endroit où il allait placer ses éléments, il pouvait jouer sur elle. Par exemple, dans Le Nu assis à la chemise, il n’a pas peint le tissu sur la peau de son modèle mais sur la toile préparée laissée en réserve. Ayant suivi une solide formation de dessinateur et de peintre, il savait en outre parfaitement tirer profit des matériaux et outils à sa disposition. Pour exploiter le potentiel de la réserve, l’artiste utilise ainsi une préparation spécifique. D’ordinaire, pour ses portraits, il utilise essentiellement des toiles préalablement recouvertes d’une préparation blanche. Dans plusieurs tableaux de nus, il recourt au contraire à des supports parés d’une préparation gris-bleu. Cette dernière lui permet de faire davantage ressortir les tons clairs des carnations et de leur conférer une lumière particulière qui capte le regard.

Dans le cas du Nu assis à la chemise, cette préparation sublime également l’étoffe en la rendant plus éclatante et en lui donnant une existence très forte. On retrouve cette même utilisation de la réserve dans le Portrait de Paul Alexandre devant un vitrage. Modigliani a peint la main de son ami directement sur la préparation et non sur la veste, les analyses ayant montré qu’il n’y a pas de pigment noir sous la main. Ce procédé lui permet d’attirer le regard sur cette main massive, voire disproportionnée compte tenu de la fine stature de son modèle. Ce focus donne une présence très forte à ce détail. Une force éminemment symbolique, car cette main puissante qui semble surgir de la toile est posée sur le cœur de son ami qui fut aussi son premier collectionneur.

3. Un artiste qui se réinvente

S’il est une idée reçue qui a la vie dure sur Modigliani, c’est bien le cliché de l’artiste qui peint sans cesse le même tableau. Ayant trouvé la formule efficace, il l’aurait déclinée ad nauseam, finissant par se copier lui-même. Or, l’analyse de son corpus démontre qu’il n’est pas un peintre paresseux cédant au systématisme mais un artiste qui se renouvelle. Au sein d’une carrière éclair de moins de quinze ans, on observe ainsi une réelle évolution tant stylistique que technique. La matière picturale de ses débuts, très épaisse et pleine d’empâtements, se fluidifie et devient de plus en plus lisse parallèlement à l’épuration de son style. De plus, loin de ne peindre que par aplats de couleurs, la science nous montre qu’il multiplie les effets par des touches variées. Cette tentative de renouvellement de la peinture passe aussi par l’emprunt à d’autres techniques. « Cette étude nous permet aussi de mieux comprendre l’apport de sa sculpture à sa peinture. On peut observer clairement qu’il importe des effets de surface de la sculpture dans ses tableaux, observe Marie-Amélie Senot. Par exemple, dans sa manière de représenter la chevelure où il utilise le manche du pinceau pour creuser la matière picturale et donner du relief. On ressent aussi l’influence de la sculpture dans sa manière de poser ses touches, c’est caractéristique de la période où il revient à la peinture. » C’est flagrant dans le portrait de Viking Eggeling, dont les touches effilées donnent au visage une surface irrégulière qui rappelle l’aspect de ses sculptures. Ce transfert des techniques sculpturales est aussi évident dans le portrait d’Antonia. Les petites touches serrées sur la face évoquent ouvertement les traces de ciseaux que l’artiste aimait laisser visibles sur ses sculptures.

Amedeo Modigliani, Nu couché, 1917, huile sur toile, 65 x 92 cm, collection privée. © Liu Yiqian Collection/Domaine public
Amedeo Modigliani, Nu couché, 1917, huile sur toile, 65 x 92 cm, collection privée.
© Liu Yiqian Collection /Domaine public

Plus surprenant encore, les études de laboratoire nous dévoilent les multiples compositions qui recouvrent certains de ses tableaux, ce qui signifie qu’il abandonnait parfois des compositions achevées pour entreprendre une tout autre œuvre. Modigliani n’est évidemment pas le seul à avoir réutilisé des toiles mais ce qui est singulier, c’est le nombre de compositions superposées réalisées à des périodes parfois très éloignées. Par exemple, Antonia recouvre pas moins de six compositions antérieures exécutées entre 1908 et 1915. Tout aussi atypique est sa manière de « recycler » ses toiles. « Le plus souvent, il n’applique pas une nouvelle couche de préparation sur les compositions antérieures pour obtenir une toile “vierge”, mais il repeint directement dessus et utilise des plages de couleurs en les détournant dans ses nouvelles compositions », explique Anaïs Genty-Vincent. Ce procédé est particulièrement visible dans le portrait de Viking Eggeling peint sur un paysage dont il a réutilisé des éléments sous-jacents pour élaborer la composition définitive. À l’instar du vert du paysage qui affleure nettement dans la veste.

 

1884
Naissance à Livourne (Italie) d’Amedeo Clemente Modigliani
1900
Contracte la tuberculose
1903
S’inscrit à l’École des beaux-arts de Venise. Étudie Carpaccio, Bellini et l’École de Sienne
1906
Arrive à Paris
1909
Rencontre Brancusi et sculpte sur pierre
1912
Tombe malade et séjourne en Italie
1917
Rencontre Jeanne Hébuterne avec laquelle il s’installe à la Grande Chaumière. Leur fille Jeanne naîtra un an après
1920
Modigliani décède le 24 janvier d’une méningite tuberculeuse. Jeanne se suicide le surlendemain
« Les secrets de Modigliani »,
LaM–Lille métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, du 19 février au 19 septembre 2021, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59), ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs de 5 à 7 €, www.musee-lam.fr.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : TROIS secrets de Modigliani révélés par la science

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